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Couper Internet : la nouvelle tentation des régimes africains

Des habitantes de Kinshasa
Des habitantes de Kinshasa (Ph LeMonde)

Au lendemain des élections en République démocratique du Congo, le Web et les SMS ont été suspendus. Ce n’est pas le premier pays du continent à user de cette méthode.

La cyberbrutalité s’installe. Le temps d’élections ou de révoltes, des pays africains s’obscurcissent sur la carte globale du Web, disparaissant même quelques jours ou semaines. La coupure des télécommunications en période électorale fait désormais partie de l’arsenal des régimes africains qui craignent l’insurrection populaire. Comme ils quadrillent les quartiers sensibles acquis à l’opposition, ils verrouillent les territoires numériques.

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Cette fois, c’est le tour de la République démocratique du Congo (RDC), où près de 4 % des 90 millions d’habitants ont, en temps normal, accès à Internet. Aucune perturbation n’a été signalée le jour du vote, dimanche 30 décembre – un scrutin présidentiel et provincial qui s’est déroulé avec deux ans et une semaine de retard. Mais le lendemain, en fin de matinée, Internet et les SMS ont été suspendus. Une manière, selon des conseillers du président sortant, Joseph Kabila, de réduire la folle machine à rumeurs et à « fake news », mais aussi la diffusion de résultats avant leur proclamation officielle ou de redoutées preuves de fraudes. Une mesure également éprouvée pour bloquer la coordination de manifestations ou couper court aux desseins insurrectionnels échafaudés sur les réseaux sociaux, terrain prisé des militants.

Trafiquants de télécoms
Qu’importe si cela retarde le comptage des bulletins de vote par la commission électorale – comme le confie son président, Corneille Nangaa – et met à mal la remontée d’informations par les dizaines de milliers d’observateurs de la société civile, de l’Eglise catholique et des organisations régionales accréditées. « On ne peut pas permettre à ceux qui veulent provoquer le chaos d’agir », dit un conseiller du chef de l’Etat. Ce dernier se montre d’ailleurs indifférent au message de plusieurs diplomates occidentaux exhortant le pouvoir congolais à « ne pas bloquer les moyens de communication ».

Il y a deux ans, il en avait été de même. La veille du 19 décembre 2016, date de la fin officielle du deuxième et dernier mandat de Joseph Kabila, marquée par des violences populaires, le régime congolais avait déjà ordonné à tous les opérateurs de suspendre leurs services.

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Cette fois, les appels ne sont pas suspendus et certains hôtels chics sont même pour l’heure épargnés ; ce qui en fait des cyber-oasis pour privilégiés. Dans cet immense pays d’Afrique centrale aux neuf frontières, il ne reste aux autres qu’à débusquer des cartes SIM de pays voisins. Ce qui fait les affaires des trafiquants de Kinshasa qui traversent le fleuve Congo chargés de sacs de puces et de recharges de crédits achetées à Brazzaville.

Les deux capitales les plus proches du monde se débrouillent ainsi. Dans un sens ou dans l’autre. Fin 2015, lors du référendum pour le changement de la Constitution permettant au président Denis Sassou-Nguesso de briguer un nouveau mandat, puis lors de l’élection présidentielle marquée de mars 2016, le régime du Congo-Brazzaville avait justifié la coupure des télécommunications par « des raisons de sécurité et de sûreté nationales ». Les puces de RDC, alors très prisées, avaient traversé le fleuve.

Taxer l’usage des réseaux sociaux
Les territoires numériques africains sont de plus en plus menacés par des régimes autoritaires pour qui l’information en ligne est difficilement contrôlable. Mi-décembre, c’est le Soudan d’Omar Al-Bachir, surpris par des manifestations d’ampleur, qui a privé son peuple d’Internet. Un exemple qui confirme que les chefs d’Etat africains sont parmi les principaux utilisateurs des blocages des télécommunications, selon le rapport « Transparency » de Facebook. A cela s’ajoute la promulgation de lois antiterroristes intégrant la cyberdimension ou prévoyant une augmentation drastique du prix des télécommunications. Car d’autres, comme l’Ouganda, ont décidé de taxer l’usage des réseaux sociaux.

« Internet est devenu le nouveau champ de bataille et les militants africains ne peuvent pas se passer des réseaux sociaux pour mobiliser et diffuser les informations, souligne le consultant américain Jeffrey Smith, à la tête du cabinet Vanguard Africa, qui soutient des mouvements pro-démocratiques. Les régimes l’ont compris et se sont équipés pour surveiller les activités en ligne et ainsi procéder à des arrestations, ou simplement pour couper les télécommunications. »

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Ces dernières années, certains régimes se sont d’ailleurs tournés vers leur partenaire privilégié, la Chine, pour s’équiper en outils de surveillance et d’espionnage de l’activité numérique de leurs citoyens, quitte à voir leurs administrations espionnées en retour par Pékin. Avant de quitter le pouvoir au Zimbabwe, Robert Mugabe avait laissé ses services de sécurité et le nouveau ministère de la cybersécurité se doter d’« IMSI Catcher », des appareils d’interception et de géolocalisation des télécommunications, selon des études étayées de spécialistes souhaitant conserver l’anonymat.

L’industrie du cyberespionnage, chinoise, israélienne, européenne et russe notamment, fournit de plus en plus de services aux régimes friands de ces solutions sophistiquées permettant de surveiller leurs opposants. Parmi les meilleurs clients connus figurent l’Ethiopie, le Soudan, le Cameroun, le Maroc, le Congo-Brazzaville, la Tanzanie, le Zimbabwe, le Rwanda…

Mais en période d’élections à hauts risques ou de manifestations populaires, la coupure simple reste aussi un moyen efficace et très en vogue. Un peu coûteux quand même, puisque cette déconnexion d’un Etat entier asphyxie l’économie. Le politologue Darrel West, du think tank américain Brookings Institution, a ainsi évalué les conséquences économiques de 81 coupures d’Internet dans 19 pays entre juin 2015 et juillet 2016. Selon ses calculs, les pertes s’élèvent à 2,4 milliards de dollars (environ 2,1 milliards d’euros), dont 320 millions pour le Maroc et 72 millions pour le Congo-Brazzaville. La répression en ligne a donc un coût certain, même s’il reste un peu dérisoire face à la menace de la perte d’une élection.

 

Joan Tilouine (Kinshasa (RDC), envoyé spécial)- Le Monde

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