Stigmates de la présidentielle du 24 février : la démocratie sénégalaise à la barre du tribunal des intellectuels et médias du monde
Le Sénégal est-il toujours cette «exception» que les peuples d’Afrique enviaient ? Avant, pendant et après la présidentielle du 24 février 2019, des médias et des intellectuels du monde entier se sont intéressés à la démocratie sénégalaise, ou plutôt ce qu’il en reste. Le diagnostic est mitigé.
«La politique du Wathiathia». C’est en ces termes que l’ancien Directeur régional d’Amnesty International pour Afrique de l’Ouest et du Centre, Alioune Tine, a décrit la tension politique au Sénégal marquée par un manque de confiance entre les acteurs, lui-même dû à l’absence de dialogue depuis quelques années. C’est dans ces conditions que le Sénégal est allé à l’élection présidentielle du 24 février 2019. Une échéance électorale remportée par le camp du pouvoir, selon les résultats définitifs proclamés par le Conseil constitutionnel et qui créditent le Président sortant Macky Sall de 58,26% des voix. L’opposition, notamment les quatre candidats malheureux, qui a rejeté le verdict du scrutin depuis l’annonce des résultats provisoires, avait décidé de ne pas introduire de recours. Un manque de confiance en la justice sénégalaise, au Conseil constitutionnel en particulier est passé par là.
Cette situation où les acteurs politiques se regardent en chiens de faïence, le Sénégal croyait l’avoir dépassé depuis le code consensuel de 1992. Ainsi, alors que l’écart se resserre entre le Sénégal et ses voisins, intellectuels et médias du monde entier ont apprécié le «nouveau Sénégal». Comme le fait savoir la Mission d’observation de l’Union européenne lors de l’élection présidentielle du 24 février 2019. «L’élection s’est déroulée dans un climat caractérisé depuis plusieurs années par un manque de confiance et un blocage du dialogue entre l’opposition et la majorité, qui a sans doute affecté la sérénité du processus», a déclaré Elena Valenciano, la cheffe de la Mission d’observation de l’Union européenne, lors d’une conférence de presse à Dakar, le 26 février 2019.
Ce manque de confiance entre les acteurs s’est encore matérialisé avec le «rejet» de l’offre de dialogue du président Macky Sall par une bonne partie de l’opposition. «Si comme Macky Sall le prétend, il a mis le Sénégal en émergence économique et gagné l’élection présidentielle avec 58,26% des voix, il n’a pas besoin de l’opposition comme alliée pour poursuivre sa route ; à moins que ce ne soit pour participer à une nouvelle curée, selon la motivation traditionnelle des coalitions et autres agrégats politiques dans notre pays», peut-on lire sur le communiqué du Comité directeur de l’Alliance pour la citoyenneté et le travail (Act) présidée par l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye.
Dans sa tribune publiée dans le journal français «Le Point», sous le titre «Sénégal : le syndrome Sonko», le prix Renaudot 2008 se remémore le passé récent de «ce pays symbole de la démocratie en Afrique».
«Mais où est donc passée cette société fluide et raffinée que nous a léguée le lettré Senghor ? Relâchée, mal huilée, la société sénégalaise se met à grincer de partout et devient méconnaissable. Elle commence à imiter, à un rythme inquiétant, les gros défauts de ses voisins. Voilà que ce pays de juristes et de rhéteurs est pris en flagrant délit de dérapages. Les discours deviennent excessifs. Le débat politique, jusque-là civilisé, se transforme en une série de règlements de comptes où les rancunes et les haines tiennent lieu et place de méthodes et d’arguments»,fustige le célèbre écrivain franco-guinéen, Tierno Monénembo. Qui ajoute : «me revient en tête ce que me disait mon défunt ami, l’anthropologue Mangoné Niang, alors qu’à la fin du siècle dernier nous remontions à pied le canal de la Gueule-Tapée : ‘’ci, les problèmes sont nombreux, mais ils sont surmontables. Tu sais pourquoi ? Parce qu’à tout moment, il surgit un espace de négociation’’», se souvient-il.
Mais cette situation n’est pas une surprise pour l’Ong américaine Freedom House. Dans son dernier rapport 2019 intitulé «La démocratie en retraite», compilant les données recueillies dans 195 pays, l’Ong s’est désolée de la dégringolade de la démocratie sénégalaise qui, de 78 points (sur 100) en 2016 puis 75 points en 2017, est passé à 72 points, perdant encore trois points en une année.
Pour le journal espagnol «El Orden Mundial», spécialisé en analyse de situations à travers le monde, le Sénégal n’est pas un pays à part et sa situation ne peut pas être qu’une conjonction de facteurs endogènes. «Bien que le Sénégal puisse être considéré comme une exception régionale en termes de stabilité politique, il partage une histoire pas si idyllique avec les autres pays qui l’entourent», a tenté d’expliquer Docteur Pablo Moral, auteur à «El Orden Mundial». Pour qui, le président nouvellement réélu, Macky Sall, doit faire face au défi de concilier deux réalités dominantes : une économie émergente prometteuse avec des défis sociaux pressants.
Invité de la chaîne française France24 pour s’exprimer sur la présidentielle au Sénégal, le journaliste Louis-Magloire Keumayou, président du Club de l’information africaine, a lui aussi déploré une régression de la démocratie sénégalaise. « Jusqu’à présent, le Sénégal était considéré comme une vitrine de la démocratie dans les pays d’Afrique francophone subsaharienne. Aujourd’hui, avec la situation de cette campagne et la réélection réelle ou pas possible de Macky Sall, on a l’impression que le Sénégal a tout de même régressé…», a-t-il dit.
C’est donc clair, la démocratie sénégalaise n’est plus ce qu’elle était. Mais si «la plus grande ressource» de notre pays a perdu de son lustre d’antan, il n’en demeure pas moins qu’il est possible de rectifier le tir pour enfin redorer le blason. En attendant de dépasser cette situation qui n’honore pas l’image de la démocratie sénégalaise, pouvoir et opposition devront se donner la main et autour d’une table tenter d’arrondir les angles. C’est là toute l’importance du dialogue politique.