Contribution

Apprendre à la maison : la très salée lettre d’un enseignant au ministre de l’éducation nationale

Bocar Diallo, professeur de lettres modernes au lycée Ngane Saer de kaolack
Bocar Diallo, professeur de lettres modernes au lycée Ngane Saer de kaolack

Contribution : « APPRENDRE A LA MAISON » OU LA COMEDIE DU CORONA ?

Monsieur le ministre,
Tous les élèves ne sont pas les fils de leurs temps même s’ils sont tous les fils de leurs pères.

Voudriez-vous confiné l’école Sénégalaise dans un ghetto de discrimination sociale ?
Des agneaux ne seraient-ils pas dans la gueule du loup ?

Tout procédé discriminatoire est dangereux. Quand bien même il rend service une société en proie à des difficultés virales. Non seulement parce qu’il remplace une difficulté par une autre mais il allonge et pérennise le nombre de victimes jamais testés, cependant, au centre des examens virologiques de l’institut pasteur. Ce virus, le plus dangereux à mes yeux, c’est l’autre versant du CORONA, sa face hideuse, le vampire de la communauté éducative, bref celui des discriminations sociales.

Avec votre raisonnement, à moins qu’il ne soit jusqu’au-boutiste, le ciel de l’éducation risque de s’assombrir plus que jamais sous nos cieux. Tel, sous votre magistère, que surviennent alors les énièmes égratignures qui mettent du baume sur la saignée continuelle des blessures dont la génération « BAC CORONA » « BFEM CORONA » « CFEE CORONA » voire « ANNEE SCOLAIRE COVID-19 » portera les stigmates et les séquelles immuables. L’école Sénégalaise, pour ne pas dire le système éducatif, est une machine complexe qui ne pourrait se démonter avec un tournevis.

Vos hypothèses, de ce fait, sont suspectes dès lors qu’elles sont perçues comme le cheval de Troie d’une décision interprétée comme une négation de bons nombres d’élèves qui ne sont pas encore au diapason de « l’air du temps ». N’êtes-vous pas en train de combattre un incendie en l’aspergeant de produits inflammables ? Sinon comment ne pas en avoir le cœur meurtri tout en sachant qu’une identité est fortement menacée ? Comment ne pas avoir le sentiment d’évoluer dans une école qui appartiendrait aux uns et qui obéit aux règles édictées auxquelles seraient exclus des déphasés, des dépaysés? Comment éviter que quelques-uns aient la supputation d’avoir tout perdu et que par conséquent, à l’image de Samson, viennent à souhaiter que l’édifice s’écroule ?

De plus, le climat émotionnel qu’installe le virus ne devrait aucunement ébranler l’environnement intellectuel au point d’emballer la machine éducative dans une panique qui secouerait l’ordre établi dans notre manière traditionnelle de servir la nourriture spirituelle. Nous dénonçons le principe pour son tempérament conjoncturel, nous condamnons la méthode pour son caractère de sapeur-pompier : Sauver l’année.

Sous cette réalité simpliste se cache d’autres réalités complexes. Faut-il le rappeler ? Malgré le camouflage du cheval de Troie sous lequel se cachent certaines apparences, le Sénégal ne vit pas sous l’ère des masses mais, au contraire, sous celle des individualités. Beaucoup de contrées du pays sont imperméables à cette éventualité. La tyrannie des positions sociales voire géographiques sont hostiles à vos vœux d’uniformisation étant donné qu’une bonne partie est reléguée aux oubliettes pour des raisons infrastructurelles. Et si on regardait le rétroviseur ?

Beaucoup d’entre vous sont issus des villages poussiéreux où il n’y avait, à l’époque de vos cursus scolaire, ni eau courante ni électricité ni école ni dispensaire encore moins la ligne téléphonique. Absolument rien de ce qui pourrait suggérer la modernité. De ce néant de vos vies campagnardes d’alors l’Etat vous a mis le pied à l’étrier au nom du « droit à l’éducation ». Ainsi étaient vos vies d’alors. Ainsi sont les vies des milliers de familles recluses, aujourd’hui, dans des misères ankylosantes. Des élèves qui ne connaissent même pas le luxe des matelas pour bien dormir la nuit, des élèves qui peinent même à s’inscrire, des élèves qui n’ont même pas des cahiers d’exercices, il en existe à gogo au moment où je vous adresse ces lignes. Comment ces derniers, par ricochet, pourraient-ils répondre à ce rendez-vous « apprendre à la maison » ? Vos épaules sont-elles assez larges pour porter cette responsabilité historique ?

En temps normal, par exemple, un élève de Vélingara Ferlo peut sortir premier à l’issu d’un concours général ou d’un examen en caracolant loin devant des candidats des centres des villes les plus luxueuses du Sénégal. Cependant ce même apprenant peut arpenter des centaines de kilomètre pour se retrouver devant la boite magique et suivre un film, un journal télévisé, ou supposons ces « fameux cours ». Ou bien un élève de la banlieue Dakaroise qui vit avec sa famille pourrait-il prendre en otage toute la maisonnée s’appropriant ladite chaine ?

Et les autres adeptes des films, des théâtres, les férus du ballon rond, les parieurs ? Pourriez-vous disputer des goûts des autres au point d’imposer une télévision à sens unique? Quelles seraient vos formules magiques, alternatives pour ces milliers d’élèves dont la clarté de lune leur sert d’éclairage ? Que dire de ces élèves dont la bougie ne fait même pas partie de leur lugubre décor rural dans l’exécution des apprentissages des leçons et des exercices?

Quels seraient vos mesures d’accompagnement pour ces derniers ainsi que leurs professeurs qui, pour la plus part vivent dans les entrailles de la brousse Sénégalaise ? Ceux qui n’ont pas d’ordinateurs, de tablettes, de téléphones portables sophistiqués ? Et la concentration ? Comment des élèves pourraient-ils s’agglutiner devant un écran pour apprendre dans la tranquillité requise ? Auront-ils cette autonomie princière pour ingurgiter, « ces vases à remplir » non pas ce « feu à allumer », ces plats servis dans un couscoussier contaminé ? Que dire des échanges, des automatismes, des questions-réponses ?

S’il est vrai que tous les élèves se côtoient, se frôlent dans le même programme d’enseignement-apprentissage sur l’étendue du territoire national, il serait imaginaire de vouloir démêler l’écheveau séance tenante. Tous les élèves ne sont pas les fils de leurs temps même s’ils sont tous les fils de leurs pères. Les milieux, les environnements et les conditions de vies et d’études ne sont pas interchangeables. L’enfant de BANDOULOU, mon village natal ne vit pas au même titre que celui du citadin le monde actuel comme un sillon de voies de communication assurant le contact virtuel en lieu et place de la chaleur physique, du contact corporel.

Pour ne pas escamoter le plus lilliputien des détails, pour ne pas déchainer les réactions passionnelles les plus incontrôlables, pour ne pas installer la méfiance et semer le trouble dans l’esprit des marginaux, il serait beaucoup plus judicieux de procéder, au préalable, à un examen d’identité pour fouiller laborieusement le disque dur du mémoire de la cartographie scolaire des candidats afin de débusquer dans le labyrinthe de cette forêt touffue d’identités sociales disparates, les assembler, les aligner ; balayer les impropriétés, raisonner les décisions hâtives, tempérer la panique qui pourrait vous animer, aplanir les difficultés, raccommoder voire réconcilier certaines opérations avant d’en tirer une conclusion accomplie. Et, inévitablement, corriger la conception simpliste, étroite de votre aperçu un peu cyclope de la balance écolière Sénégalaise.

Chaque élève, monsieur le ministre, sans exception aucune, vit une évidence différente, unique, exclusive, irremplaçable et ne pouvant aucunement se confondre à celle de son semblable. Ainsi vous pourriez déloger les fractures oubliées ainsi que les ramifications jusque-là insoupçonnées par les vieux routiers du système qui, hélas, dans les lambris onctueux de leurs fauteuils lénifiants, décident intra-muros et sous l’ondoiement ronflant des climatiseurs certaines résolutions attentatoires à l’avenir de mes frères campagnards.

Monsieur le ministre, Conserver vos grandes ambitions cependant, à ce jour, même si vous êtes moderne soyez aussi modeste en taillant vos décisions sur l’étoffe de nos différences.

 

Bocar DIALLO,

Professeur de lettres modernes au lycée Ngane Saer de Kaolack

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