En l’an 2068 : conversation avec le président Macky Sall
Nous sommes en l’an 2068. L’ancien président de la République a 107 ans. Il y a 44 ans, qu’il a quitté le pouvoir. Je le trouve chez lui, à Fatick, dans sa maison où il se repose.
Sur le pas de la porte, l’homme de Diamniadio, du solaire, du gaz et du pétrole sénégalais m’accueille. Il n’a pas vieilli, c’est à dire méconnaissable, mais le temps a fait son oeuvre. Il a gardé ce demi sourire et cet air d’agréable convivialité qui vous mettent face à un homme que le pouvoir a forgé petit à petit dans l’adversité, l’ouverture aux autres, mais avec une métallique lucidité dans la conduite des affaires de l’État. L’âge lui a ôté ses joues rondes et lui a laissé ce regard d’un homme poli, humble, respectueux, qui en sait beaucoup sur son interlocuteur et qui laisse faire la confiance et l’honnêteté de soi. Mais un fauve dormait au fond de lui dans l’adversité. Il ne porte plus de lunettes, ce qui rafraichissait son visage. La voix n’avait point failli, sauf que la tonalité était plus basse.
Merci de me recevoir Monsieur le Président, malgré votre temps de repos très précieux.
Cela fait toujours plaisir de recevoir des compatriotes, des amis et surtout des hommes de culture. Je regrette d’ailleurs de ne pas en avoir assez reçu, car avec eux, on respire, on s’ouvre à d’autres horizons, d’autres imaginaires. C’est l’audace, la fraîcheur et la vision au service du futur. Nous nous en rendons compte quand c’est trop tard, nous les hommes politiques.
Il existe un hadith qui dit ceci : « Le meilleur des princes est celui qui aime et fréquente les érudits. Le pire des érudits est celui qui aime et fréquente les princes. » Pour dire, qu’il faut fuir le pouvoir, parce qu’il corrompt. Pour dire pourquoi les intellectuels qui cherchent la compagnie des princes, courent vers leur perte. « Sous l’attrait de la prospérité matérielle, dit Al Fudayl, ils deviennent vils et inconsidérés par le peuple ». A quoi sert l’érudition sans probité ?
Le prince et l’homme de science doivent apprendre à travailler ensemble et c’est au prince de tendre la main, car la science est sans pareille.
Senghor incarnait la culture même. Abdou Diouf en avait le respect. Abdoulaye Wade en avait un complexe fondateur. Et si on vous laissait vous-même jugez de votre bilan culturel à la tête du Sénégal.
Comment s’appelait cette infrastructure presque accolée au Grand Théâtre… (Je répondis : « Le Musée des… » Il compléta « Civilisations noires ». Donc je l’ai mise en route non sans difficulté car rien n’avait été programmé pour son existence réelle. J’ai sauvé et conservé la gare de Dakar comme patrimoine, car elle était menacée dans sa visibilité comme dans son entité architecturale d’époque. J’ai créé une fondation internationale d’utilité publique qui a pris en charge l’organisation de la Biennale de l’art africain contemporain, l’arrachant ainsi à une trop longue et inefficace tutelle administrative handicapante dans le drainage et le captage de ressources financières privées. J’ai fait construire la Bibliothèque nationale et les Archives du Sénégal. J’ai installé le Musée d’art contemporain qui était une forte demande des artistes.
J’ai enfin fait bâtir le complexe du monument du Mémorial de Gorée tant attendu par la diaspora africaine et afro américaine, avec dans l’histoire du Sénégal le second embarcadère à la fois pour Gorée et pour l’île des Madeleines sur la corniche de Dakar. Les sénégalais visitaient Gorée et très peu l’île des Madeleines. Je n’oublie pas l’École nationale des arts que j’ai fait installer sur le site de Diamniadio à l’époque. J’ai classé et sauvegardé le quartier de Kermel où un gâchis sans nom du patrimoine architectural était en cours. Dakar a pu ainsi conserver une petite partie de son beau et vieux patrimoine. Pour marquer notre souveraineté, j’ai rendu aux éditeurs sénégalais l’exclusivité du marché du livre scolaire, comme l’avait fait judicieusement la Côte d’Ivoire avant nous.
J’ai aussi donné à l’Association des éditeurs du Sénégal la cogérance et la cogouvernance avec le ministère de la Culture, du Fonds d’Aide à l’édition que j’avais porté à plus d’un milliard de francs dans le budget national, afin de pousser le livre et la naissance d’une nouvelle génération d’écrivains Sénégalais. J’ai également créé auprès du ministère des Affaires Étrangères un Fonds de soutien à la traduction des œuvres en langues nationales vers le français, l’anglais, l’espagnol, l’arabe. Comment s ‘appelle encore cette ville où j’ai implanté la nouvelle imprimerie nationale du Sénégal avec des équipements de dernière génération pour amortir le coût de la fabrication du livre pour les éditeurs et les organes de presse pour les chefs d’entreprises de presse ? – Rufisque, lui dis-je / Oui, Rufisque – Puis je lui appris ceci à sa grande tristesse : « Monsieur le Président, Rufisque a été amputée d’une partie de la ville emportée par la mer il y a près de 20 ans. A Dakar, le quartier de Fann-Résidence est menacé par les eaux.
Le Président s’était alors tu un long moment. Je lui dis alors : « Votre bilan culturel est resté dans l’histoire. C’est l’histoire qui est importante. C’est elle qui est la meilleure gardienne de ce que nous construisons pour les générations futures ».
La politique a été alors un monde étouffant quand vous dites que la compagnie des hommes de culture vous apaisait.
Étouffant et implacable. Vous n’en avez que pour les autres, jamais pour vous et votre intimité familiale. Mais c’est le prix à payer.
Vous regrettez d’être entré en politique au lieu d’exercer tranquillement votre métier d’ingénieur.
Ce ne serait pas juste si je vous disais que je ne voulais pas entrer en politique. Mais le temps aidant et sous le poids des responsabilités, je me suis souvent posé la question quand je me retrouvais enfin dans mon lit le soir.
Vous auriez dit comme Senghor : « Chaque matin quand je me réveille, j’ai envie de me suicider, et quand j’ouvre ma fenêtre et que je vois Gorée et la lumière du jour, je reprends goût à la vie ».
Peut-être pas penser au suicide quand même, mais il faut trouver à quoi s’accrocher pour avoir l’énergie et l’envie de continuer.
Et sur quoi vous accrochiez-vous en ces temps lointains.
Au peuple sénégalais à qui je suis allé demander de le servir. Aux millions de démunis et de nécessiteux qui attendent de sortir de l’impasse. Et puis l’Afrique, ce grand continent qui a été tant humilié et à qui il faut redonner son rang et son prestige. C’est tout cela à la fois, sans oublier mes compagnons de route sur qui je pouvais compter dans les moments difficiles.
Vous souvenez-vous des moments les plus difficiles de votre présidence ?
Ce sont tous les moments qui étaient difficiles, car gouverner est difficile. Il faut à la fois garder la mesure mais savoir aussi imposer son autorité. Nos cultures sont les premiers obstacles, car elles peuvent être un terrible frein au développement. Il faut nous mettre au travail, produire nous-mêmes, mettre notre jeunesse à l’abri par l’éducation, la formation, l’emploi. Évaluer nos potentialités, les prendre en charge, les exploiter, les offrir au monde. Bien sûr, certaines de nos valeurs culturelles sont irremplaçables et ce sont elles les socles d’un développement endogène.
Il se met à tousser. Je demande d’aller lui chercher un verre d’eau. « Merci, cela va aller ». Il sort un mouchoir et le garde dans sa main. Puis il dit :
J’ai été fier dans mon bilan d’avoir également donné une priorité à la création de villes vertes, intelligentes et connectées. Il y a eu aussi la création de villes des arts, à l’image de Marrakech au Maroc. J’ai tenu à un volet important : la gestion culturelle et intégrée qui mettait en scène les écoles, les collèges, les lycées, les universités, les centres de formations. Mon souci à l’époque de mes mandats et au regard de ce qu’étaient les enjeux mondiaux du développement des nations, a été aussi de poser un regard lucide sur des perspectives majeures : l’eau, l’énergie, la paix, la sécurité. Nous avions réussi. Le Sénégal s’en porte mieux aujourd’hui.
Beaucoup d’observateurs pensent que l’adversité du Président Abdoulaye Wade fait partie des moments les plus difficiles de vos fonctions présidentielles.
Je le connaissais assez pour ne pas en souffrir personnellement. Par contre, mes compagnons de route étaient stupéfaits devant son adversité pour ne pas dire son agressivité. C’est justement cela aussi la politique : dure, féroce, imprévisible, imparable, dangereuse, carnivore, injuste, mais noble et admirable quand elle est portée par l’éthique, la morale et bien sûr la passion et l’amour de servir son peuple et de respecter ses adversaires.
Comment expliquez-vous avec le recul cette animosité du Président Wade contre vous.
Parce qu’il m’aimait beaucoup. Parce qu’il n’aurait jamais imaginé que l’histoire prendrait ses chemins de traverse. Moi non plus d’ailleurs. Je ne lui en ai jamais voulu. Je ne pouvais pas oublier ce qu’il a été pour moi. Je ne voulais retenir que cela et rien d’autre. Je n’ai jamais voulu répondre à ses attaques. Le travail qui m’attendait me préoccupait le plus.
Son fils Karim Wade l’avait perdu, selon vous.
Un fils c’est un fils. Je suis un père. Mais le champ politique n’est pas le champ sentimental. Un champ de mines n’est pas un champ de maïs. Finalement, c’est le peuple sénégalais qui a décidé et c’est lui qui aura toujours le dernier mot. Les hommes politiques ne doivent jamais l’oublier.
L’histoire chante votre geste pour avoir donné le nom d’Abdoulaye Wade à l’aéroport de Diass que vous avez achevé sous votre présidence.
Il faut savoir dépasser les rivalités, les rancoeurs. C’est tout naturellement que le nom de l’aéroport devait revenir au Président Wade. Il fut un grand et généreux bâtisseur, ce qu’il fallait lui reconnaître. Cela n’a pas été aisé de le faire au regard de la rigidité de mon entourage qui pensait qu’il ne méritait pas une telle reconnaissance, mais cela a été fait. L’histoire en effet ne retient que ce qui grandit l’homme et non ce qui le dégrade. J’ai pensé faire ce qui était juste et noble. Pas plus.
Saviez-vous que les deux chaloupes pour Gorée et l’île des Madeleines au pied du Mémorial de Gorée sur la corniche ouest, portaient toutes les deux votre nom, en plus du train express qui relie l’aéroport international Abdoulaye Wade à Dakar.
Ah bon ? C’est bien. C’est bien. Cela me touche. J’ai été fier aussi d’avoir décongestionner la capitale Dakar en créant des bateaux-taxis vers les grandes banlieues, sans oublier Rufisque, Bargny, Yène, Toubab-Dialaw et leurs environs, jusqu’à Mbour et Joal.
Avec le temps, quel regard jetez-vous sur votre présidence à la tête du Sénégal.
J’ai fait ce que j’ai pu. On ne trouve jamais le temps de faire tout ce que l’on veut. D’ailleurs, ceux qui ont respecté leur loi fondamentale en quittant le pouvoir au bout de leur mandat ont souvent mieux fait que ceux qui se sont accrochés des décennies au pouvoir par la force ou la ruse.
Vous vous souvenez de ce concept qui était votre cheval de bataille pour le développement intégral à partir de 2012.
Nous avons surtout beaucoup, beaucoup travaillé. Un concept, c’est bien, mais réaliser concrètement les missions et les contenus du concept, c’est encore mieux. Incontestablement, l’agriculture nous a donnés les plus beaux résultats depuis l’indépendance dans les années 60. Le reste a suivi, dont notre diplomatie qui a émerveillé le monde et tenu son rang dans toutes les tribunes. Nos forces armées font encore la gloire du Sénégal. Nos finances et notre économie ont été tenues fermement face à nos maigres ressources, nos besoins incompressibles, face aussi aux directives intempestives de la finance internationale. C’était tout cela mon Sénégal à l’époque. J’en suis encore fier.
Il s’agissait du « Plan Sénégal émergent », Monsieur le Président.
Ah. Oui, c’était le temps de l’engagement et de la bataille pour le développement. C’était le temps du pari de l’autosuffisance alimentaire et du confort énergétique. Le temps de l’emploi pour les jeunes, de la réforme de notre système scolaire et éducatif depuis longtemps obsolète. C’était le temps de la révolution de l’enseignement supérieur. Le temps de l’élimination des handicaps sociaux. Le temps de la modernisation de notre système de santé essoufflé et peu performant. Nous nous sommes battus sur tous ces tableaux et d’autres encore.
Avec le recul, comment jugez-vous l’opposition politique de l’époque avec de grandes figures aujourd’hui disparues.
Mon principe était de tendre la main à tous. Dieu nous apprend que « la plus grande solitude est l’orgueil ». Un président de la République doit rassembler autant qu’il peut. On ne se plait pas à gouverner un pays avec d’une part son parti et de l’autre le reste du pays. Plus on rassemble, mieux on se porte. L’opposition sénégalaise était de qualité parce que notre démocratie était de qualité. J’ai soigneusement veillé à garder cette excellence toujours dans la qualité, mais sans renoncer à l’autorité de l’État.
L’oxygène d’une bonne démocratie, c’est aussi la qualité de l’air qu’apporte l’opposition. Vous voyez vous-même: j’ai plus de 100 ans, ce qui veut dire que l’opposition ne m’a pas trop pollué. Il faut reconnaître à l’opposition sa légitimité et accepter son combat. J’ai souvent pensé quand j’étais en exercice, à ce que j’ai eu le courage de faire ou de dire quand j’étais dans l’opposition. Je me suis demandé si c’était vraiment moi qui nourrissais cette rage de voir le pouvoir tomber. C’est alors que l’on devient plus tolérant, plus juste quand, à son tour, Dieu vous porte au pouvoir. J’ai gouverné avec raison. Mes pensées et mes prières vont à des femmes et des hommes admirables qui avaient choisi de ne pas être de mon camp, et qui contribuaient ainsi, à leur manière, à bâtir avec moi le Sénégal.
Vous auriez parlé de cette manière et fait ces confessions quand vous étiez Président, en évoquant l’opposition sénégalaise.
Je ne sais pas. Mais le temps du pouvoir, c’est aussi le temps de l’humilité. Regardez ceux qui sont arrivés au pouvoir après moi. Très vite, ils ont eu maille à partir avec leurs camarades d’antan. Le temps du pouvoir n’est pas celui de l’opposition, sans compter les réalités terrifiantes auxquelles on fait subitement face, comme Président.
Comment appréciez-vous la qualité de vos ministres
Je ne voulais pas de ministres qui ressemblent tous à Macky Sall. Je voulais également des voix et des profils contraires. C’est dans cette diversité que nous avons bâti, au jour le jour, notre ambition gouvernementale. Evidemment, certains d’entre eux, comme mes Premiers ministres, étaient plus performants que d’autres.
Amadou Lamine Sall