Rivalité au sommet du hip-hop galsen : Ngaaka Blindé vs Dip Doundou Guiss ou le «Game of Thrones» du rap sénégalais
Le présent et peut-être même l’avenir du rap sénégalais est sans doute en train de se jouer entre eux. Pourtant, s’il y a deux rappeurs qui ne peuvent faire une collaboration musicale, ce sont bien Dip Doundou Guiss et Ngaaka Blindé. Tous les deux, aussi talentueux dans le rap poétique que dans celui dit égotrip ou encore le rap commercial, ont réussi à s’imposer en peu de temps. Les deux jeunes artistes qui s’identifient par leur quartier ou ville dominent en effet le rap galsen (Sénégal) et leurs dernières productions qui continuent de cartonner ne laissent aucune chance à la concurrence larguée au peloton de queue. Même si certains s’accrochent et contestent la hiérarchie.
Comme la lutte, le rap sénégalais s’est transformé depuis quelque temps en une rivalité entre Guédiawaye, fief de Ngaaka Blindé, et Grand-Yoff quartier de Dip Doundou Guiss. Les deux jeunes garçons, il n’y a plus de doute, dominent le rap galsen. Seule ombre au tableau : ils ne s’apprécient pas, c’est sûr. Une rivalité née depuis quelques années, quand Ngaaka Blindé a déclaré que Dip Doundou Guiss l’avait «sollicité» pour un duo.
À l’époque, Ngaaka Blindé roulait en chef sur le rap sénégalais, malgré certaines contestations. Mais, comme chez les lutteurs, les rois sont faits pour être détrônés. Et puisque le trône n’appartient à personne, Ngaaka Blindé s’est fait rattraper, peut-être dépasser par Dip Doundou Guiss, qui s’est adjugé la compétition «Hip-hop Awards», section rap.
Pour comprendre la rivalité entre les deux artistes qui semble devenir une rivalité entre leurs Guédiawaye et Grand-Yoff, il faut retourner à l’histoire du Hip-Hop, qui est différent du rap.
En effet, contrairement à ce que pensent beaucoup de néophytes qui confondent souvent les deux, le rap et le hip-hop sont différents. L’un est un style musical. L’autre, le Hip-Hop, est un art, un mode de vie et de pensée. Au-delà de la musique avec laquelle on fait souvent un amalgame, c’est avant tout un ensemble de pratiques réunissant toute une communauté. Revenons ensemble sur l’origine du Hip-Hop et les débuts de ce mouvement culturel où se mêlent danse, graffiti, deejaying et rap.
Clash entre rappeurs : partie intégrante du mouvement
Le Hip-Hop est apparu au début des années 70 dans les ghettos américains du Bronx. C’est un courant qui est né d’un mouvement contestataire de la jeunesse noire new-yorkaise. Il s’agit à la base d’un moyen d’expression qui, à travers différentes disciplines, va dépeindre les revendications de ces jeunes. Inspiré d’animations jamaïcaines et caribéennes, les blocks party, le Hip-Hop va s’imposer comme un art de vie. Le rap va devenir tout simplement style musical du «mouvement Hip-Hop».
Mais au début des années 1990, une rivalité née entre la Côte Est (New York) et la Côte Ouest (Los Angeles) des États-Unis d’Amérique va donner une autre dimension au rap. Connue sous l’appellation «rivalité East Coast/West Coast», cette rivalité désigne un climat de tension qui opposait les rappeurs issus de la côte ouest des États-Unis à ceux de la côte est. Elle se traduisit par l’assassinat des deux artistes principaux des deux camps.
Depuis lors, dans presque tous les pays, des rivalités se sont créées entre rappeurs pour des raisons pas forcément liées au rap. En France, on peut citer la récente rivalité entre les rappeurs Booba et Kaaris. Une opposition qui leur a valu d’être incarcérés après avoir pris part à une rixe à l’aéroport d’Orly à Paris.
Au Sénégal les exemples sont nombreux. On peut citer les rivalités Dadi Bibson de Rapadio contre Xuman de Pee Froiss. A l’époque Dadi Bibson avait quitté Pee Froiss pour rejoindre Rapadio. Ce qui n’était pas pour plaire à Xuman.
Ainsi s’ouvre une longue rivalité entre les rappeurs qui finira pas la sortie d’un album clash appelé «frères ennemis» à travers lequel les deux rappeurs s’étaient mis d’accord pour se clasher afin de faire plaisir au public et gagner de l’argent. Et ça n’a pas raté, «frères ennemis» est à ce jour l’album le plus vendu dans l’histoire du rap sénégalais, selon les spécialistes. Il y a également eu la rivalité entre Nitt Dof (Louga) et Canabass (Dakar) ou encore celle entre Fou Malade (Guédiawaye) et Gaston (Médina).
Cette dernière rivalité est sans doute parmi les plus violentes. Cette opposition a atteint son paroxysme quand, en janvier 2012, Gaston a été agressé à son domicile par une bande de jeunes gens encagoulés. Gaston avait alors introduit une plainte dans laquelle il a désigné son collègue Malal Talla dit Fou Malade comme étant le commanditaire de cette agression. Fou Malade sera envoyé en prison dans le cadre de cette affaire.
Dip/Ngaaka : une rivalité qui risque d’aller loin
Si pour les deux nouveaux leaders du rap galsen la violence de la rivalité est encore verbale, il ne s’agit pas moins d’une dangereuse opposition qui peut, à terme, dépasser cette étape. Entre Dip Doundou Guiss et Ngaaka Blindé, c’est une rivalité sur fond de clashs à n’en plus finir. Et il faut dire que ça vole vraiment bas entre les deux depuis plusieurs années déjà.
Une adversité dans laquelle on dirait que tous les coups sont permis. En 2019, les deux rappeurs sont allés jusqu’à composer chacun une chanson dans laquelle ils s’insultent de mère. Le clash est d’une extrême violence que la décence nous interdit de reproduire les mots employés par chacun des deux protagonistes.
En 2016, Dip Doundou Guiss sort «Taar Mbéth». Dans le refrain du son, il s’autoproclame le «King». «Negger malen, tei nalen soul, par force, Taar Mbéth (Je suis plus fort que vous et je vais vous enterrer par la force)». La réponse de Ngaaka Blindé ne va pas tarder. Il sort «Free-contrôle» quelque temps après pour tirer sur Dip qui a été humilié auparavant à Malibu, fief de Ngaaka.
Ainsi, le rappeur de Guédiawaye peste : «Boul djéguéti téféssou Malibu dei, non pardon dama djoum, manéwon dinalen soul, dama doul mais légui dina cool (Ne mets plus les pieds à Malibou. Non pardon c’était une erreur. C’est vrai que j’avais dit que je vous enterrerais mais j’ai menti maintenant je reste tranquille)».
Après cet épisode marqué par bien d’autres clashs entre les deux rappeurs, Ngaaka fait une sortie pour le moins inattendue. Le 14 octobre 2016, lors du «Show of the year» du rappeur Nit Dof, Ngaaka lance au public que lui et Dip peuvent continuer à se chamailler alors qu’ils doivent servir de modèle aux jeunes. «À partir d’aujourd’hui, je mets fin à la polémique entre moi et Dip Doundou Guiss», lance le rappeur sous les applaudissements du public.
Plus tard, les deux rappeurs vont même partager une scène lors d’un show organisé par le rappeur Simon au Grand Théâtre de Dakar. On croyait alors que c’était fini. Mais comme dit l’adage, «chasser le naturel, il revient au galop». En effet, peu de temps après, les choses reviennent à la situation antérieure.
Le 15 décembre 2019, Dip Doundou Guiss sort un hit de 3 minutes 28 secondes qu’il nomme «Président FIFA» en référence à la distance qui le sépare des autres Mc du game qu’il surnomme «Odcav» (du mouvement Navétane). «Yama geuneu nioul mais mala geuneu leundeum. Yama eupeu beugn mais mala dakh mateu (Tu es plus noir que moi mais je suis plus sombre. Tu as plus de dents que moi mais je mords beaucoup plus fort que toi)», dira-t-il à l’endroit de Ngaaka Blindé sans le citer. Mais les indices sont plus que clairs et tout le monde sait à qui il s’adresse.
24 heures après, le 16 décembre 2019, Ngaaka Blindé répond à travers la vidéo «Baba Dawoul Thiow». Dans la vidéo, le rappeur de Guédiawaye déconstruit le discours de Dip et lui assure qu’il est beaucoup plus fort que lui. Ngaaka Blindé lui rappellera qu’un fiasco au Grand Théâtre vaut mieux qu’un show reporté, faisant ainsi allusion au méga concert que le rappeur de Grand-Yoff avait annoncé au Stade Léopold Sédar Senghor mais qui a été annulé.
Toujours dans le son «Président FIFA», Dip Doundou Guiss s’en prend à d’autres rappeurs comme Omzo Dollar. Celui-ci répondra de la plus virulente des manières.
Ngaaka sort «King Baba» et cartonne
En fin d’année 2020, après un séjour en prison, Ngaaka revient au-devant de la scène avec un album baptisé «Secret 7» mais surtout avec un hit qui fera chanter et danser tout le monde au Sénégal et même au-delà. Le nom de ce hit : «King Baba». De son vrai nom Baba Ndiaye, le hit «King Baba» était pour le rappeur une manière de rappeler qu’il est le boss. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que celui-ci a atteint un succès retentissant, alors que la vidéo officielle n’est même pas encore disponible dans les plateformes de streaming.
Sur l’album de 16 tubes, seul «incorrect» dispose encore d’une vidéo pour le moment. Le clip «incorrect» tourné à Dubaï en août 2020 est d’une beauté saluée par tous. Sur YouTube, la vidéo est vue près d’un million cinq cent mille fois.
Dip réplique avec «Musiba» qui fait 1 million de vues en 24h
Du coté de Grand-Yoff, il fallait alors réagir. Et ça n’a pas tardé. Samedi, Dip Doundou Guiss a ainsi sorti une nouvelle vidéo sous le titre «Musiba». Annoncé à travers un teaser publié quatre jours avant, la vidéo d’une réalisation rare dans notre pays récolte près d’un million de vues en 24 heures. Contents de ce nouveau coup de force de leur idole, les fans du rappeur de Grand-Yoff ont assailli les réseaux sociaux pour dire à qui veut les entendre que le «vrai boss est de retour».
Depuis lors, la rivalité entre les deux rappeurs s’est déplacée chez leurs inconditionnels qui, sur les réseaux sociaux, rivalisent de créativité pour dire pourquoi l’un ou l’autre est le «King».
«Les sons de Dip sont deep (profonds) et pleins de sens ; l’homme qui a révolutionné le rap doit ressembler à du rap et la comédie doit ressembler à de la comédie», lance ce fan de Dip Doundou Guiss répondant au nom de Landing Diatta.
Alors que pour ce fan du rappeur de Guédiawaye, son idole est «actuellement sur une autre planète». Pour elle, Ngaaka blindé est de loin plus fort de Dip. «Ngaaka blindé est le King», a déclaré celle qui se nomme Mélissa Sambou.
Plus au centre, Assane Fall assure que «tous les deux sont excellents et que c’est le Sénégal qui gagne. Il faut qu’on arrête de se comparer entre nous et qu’on commence à se comparer à d’autres musiciens des autres pays, c’est ça qui nous permet de voir comment se porte notre music», a-t-il dit. Avant que le nommé Jeff ne fasse savoir que le combat est ailleurs. «Il faudrait aider ces jeunes à être plus ambitieux… ils doivent unir leurs forces pour au moins se faire connaître dans la sous-région. Beaucoup de travail reste à faire ! Ce mouvement est devenu Navétane», clashe-t-il.
RIVALITE DANS LE HIP-HOP : LES ACTEURS TEMOIGNENT
Pape Sidy Fall : c’est plus profond que ce qu’on pourrait croire
Une des valeurs sûres du Hip-Hop sénégalais, l’animateur et présentateur télé Pape Sidy Fall pense que la réalité de la rivalité dans le Hip-Hop est beaucoup plus complexe que certains pourraient le croire. A l’en croire, comme tous bons artistes, les rappeurs s’inspirent de la société afin de donner à la société ce qu’elle attend d’eux.
«Les Sénégalais sont des passionnés de la rivalité dans toute chose. Et ça les rappeurs le savent», a tenté d’expliquer le présentateur de «Aaru Mbed» sur la chaine privée la 2stv, assurant qu’au-delà des insultes, le clash dans le rap sénégalais a pris une proportion avec la nouvelle génération. Pour lui, il y a dans le rap sénégalais ce qu’il convient d’appeler du «clash business».
«Depuis quelque temps cette rivalité entre les rappeurs a pris des dimensions de coup marketing. Par exemple, pour un rappeur qui prépare un show, s’attaquer à un rival, c’est aussi une manière de vendre son évènement sans besoin de payer des millions en publicité. Mais ça le public ne le comprend pas souvent», explique le présentateur aux dreadlocks, qui estime que la vraie rivalité doit être dans l’organisation d’évènement.
«Il y avait un temps où beaucoup de grands noms du rap avaient leurs dates avec des évènements grandioses. Il y a Akhlou Brick qui était au Caroline Faye de Mbour ; Dip qui était au Cices et récemment Ngaaka à l’Arène nationale… Ce qui permettait vraiment de développer le rap sénégalais», a-t-il ajouté. Cependant, estime-t-il, cette rivalité est une bonne chose en cela qu’il sert de locomotive au mouvement.
Fou Malade : le rap ne peut être dissocié au clash et parfois ça peut être violent
Pour Fou Malade, la rivalité entre les deux jeunes rappeurs, même si elle est intense et désormais connue de tous n’est pas une chose nouvelle dans le rap sénégalais. Même si, dira-t-il, aujourd’hui, les deux rappeurs font partie des meilleurs.
«Le hip-hop est la transposition de la réalité de la rue dans la musique. Depuis toujours, il y a eu des rivalités dans le rap sénégalais. Et à chaque fois, les meilleurs de chaque génération se disputent le titre de king», a fait savoir le rappeur membre de Y’en a marre. Pour lui, il n’y pas à contester «aujourd’hui, Dip et Ngaaka sont les parmi les meilleurs du rap sénégalais».
«Dip se croyait tranquille dans son royaume mais quand Ngaaka a sorti ‘’secret 7’’, il a tout bouleversé, contestant même la hiérarchie. Notamment à travers le tube King Baba à travers lequel il s’autoproclame le King, un son à travers lequel il fait dans la provocation. Dip a aussitôt répondu à travers ‘’Musiba’’. C’était aussi pour lui une manière de rappeler qu’il est et reste le king». Concernant la violence verbale et même physique dans le rap, Fou Malade dira que le rap et au-delà le Hip-Hop c’est une affaire de rue.
«Dans la rue, il y a des rivalités, il y a de la violence. On ne peut pas sortir ces choses du Hip-Hop», a-t-il ajouté, assurant cette rivalité participe même à tirer le rap sénégalais vers le haut.
Sidy Djimby NDAO, Les Échos