Interview

Affaire Ousmane Sonko au Sénégal : « la question posée est celle de l’indépendance des institutions »

Affaire Ousmane Sonko au Sénégal : "la question posée est celle de l'indépendance des institutions"
Un manifestant brandit un drapeau sénégalais sur le campus de l'Université Cheikh Anta Diop (UCAD) le jeudi 4 mars 2021 pour protester contre l'arrestation d'Ousmane Sonko. © AP Photo/Leo Correa

Entretien. Deux jours après l’arrestation d’Ousmane Sonko, ses partisans étaient appelés à manifester à nouveau ce vendredi au Sénégal. Jeudi, des violences ont fait au moins un mort. Le leader de l’opposition est accusé de viol mais il affirme que le pouvoir cherche à le disqualifier. Pour Gilles Yabi, fondateur du think tank citoyen WATHI basé à Dakar, cette crise est un test pour les institutions sénégalaises.

TV5MONDE : Êtes-vous surpris de la colère provoquée par l’arrestation d’Ousmane Sonko ?

Gilles Yabi, fondateur et directeur exécutif du think tank citoyen WATHI : Nous sommes depuis quelques jours dans un moment inhabituel de violences, et en particulier depuis jeudi. Il y a une tension très forte. Mais je ne suis pas vraiment surpris. Connaissant le poids politique d’Ousmane Sonko auprès d’un électorat très jeune et connaissant la situation économique et sociale du pays à laquelle est venue s’ajouter la crise du Covid, il suffisait d’une goutte d’eau pour faire déborder le vase, créer un sentiment d’exaspération et provoquer des manifestations. Je ne dis pas que le Sénégal connaît une situation plus critique qu’ailleurs en Afrique ou dans le reste du monde, mais il est vrai qu’après une année de mesures anti-Covid comme le couvre-feu toujours en vigueur, il y a une frustration à laquelle s’ajoute un ingrédient politique.
A ce titre, cette affaire autour d’Ousmane Sonko pouvait clairement provoquer la tension que l’on observe aujourd’hui.

Que représente Ousmane Sonko aujourd’hui sur l’échiquier politique sénégalais ?

C’est une personnalité politique importante et aujourd’hui c‘est la seule qui incarne réellement l’opposition au pouvoir en place parce que celui qui était arrivé en 2e position à la présidentielle de 2019, Idrissa Seck, a rejoint le camp présidentiel en étant nommé à la tête du Conseil économique, social et environnemental, une institution importante au Sénégal.
Dès lors, Ousmane Sonko était le seul opposant avec un discours constant et dur à l’égard du système politique et de son fonctionnement. Aujourd’hui, il est quelqu’un qui parle aux jeunes, et pas seulement : il s’adresse à tous ceux qui sont critiques à l’égard des pratiques politiques du pays.

Ousmane Sonko rejette les accusations de viol portées contre lui et affirme qu’on cherche à le disqualifier…

Il est difficile de parler d’un dossier judiciaire en cours et dont on ne connaît pas encore tous les tenants et les aboutissants, mais je pense que la mobilisation aujourd’hui ne porte pas sur la crédibilité des accusations portées contre Ousmane Sonko ou la crédibilité de sa ligne de défense, mais je crois que la question posée – et elle n’est pas nouvelle – est celle de l’indépendance de la justice, des institutions. Ce n’est pas lié à Ousmane Sonko mais bel et bien rattaché à ce qu’on a pu observer lors de l’élection présidentielle de 2019 avec l’impossible candidature de Karim Wade et Khalifa Sall.

Cette affaire s’inscrit donc dans une série d’affaires politico-judiciaires qui ont donné à beaucoup le sentiment de l’absence d’indépendance de la justice, en particulier.

Le pouvoir, de son côté, semble avoir choisi la manière forte, notamment en faisant suspendre pour trois jours deux chaînes de télévision à qui il reproche de diffuser en boucle les images de manifestations…

On est au cœur des événements et il est difficile d’avoir une idée claire de sa réaction. Mais il me semble que la situation est suffisamment grave pour qu’il y ait sans tarder des appels à la modération. La société civile doit appeler à la médiation, à une implication des leaders religieux qui ont toujours énormément d’influence dans le pays. Il faut aller à l’apaisement car les Sénégalais sont bien conscients qu’il en va de la réputation du pays, fondée sur la stabilité et la sécurité. Personne n’a intérêt à ce que cette image soit écornée. La bonne direction sera celle de l’apaisement.

Quant à la suspension des médias, elle met le doigt sur la question des institutions. Il existe une autorité de l’audiovisuel et le premier communiqué d’avertissement émanait de ce Conseil de régulation de l’audiovisuel censé être indépendant.

A vous écouter, cet épisode est aussi un test pour les institutions sénégalaises, et plus globalement la démocratie sénégalaise.

La démocratie est une construction et tous les pays sont régulièrement confrontés à des situations où se révèlent leurs faiblesses et où se confirment leurs forces. La démocratie sénégalaise est souvent érigée en modèle mais il faut se méfier des étiquettes en la matière car, partout y compris en dehors d’Afrique, elle peut connaître des régressions, des ruptures. Nous sommes donc dans un processus historique normal dans lequel on peut avoir des reculs et des avancées suscitant des réactions diverses qui finissent par donner l’orientation politique du pays. La manière dont le Sénégal sortira de cette phase nous donnera un signal sur la direction qu’il a prise, même si depuis quelques années on a plutôt l’impression d’un recul sur le terrain des libertés, de l’espace civique et de l’Etat de droit.

Ma seconde observation, au vu des manifestations mais aussi des actes de vandalisme, est que les élites au Sénégal et partout ailleurs dans la région ne réalisent pas qu’il peut y avoir des dizaines, voire des centaines de milliers de jeunes privés de perspectives, avec un quotidien difficile, des conditions de logement compliquées, des jeunes qui ressentent énormément de frustrations qui ne demandent qu’à s’exprimer dès que l’occasion se présente. Je pense que cette leçon est importante à retenir pour toutes les élites, pas seulement politiques.

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