Massacre de Thiaroye en 1944 : 77 ans après l’odieux crime de masse prémédité de la France toujours rien
Le 1er décembre 1944, au camp militaire de Thiaroye situé à une quinzaine de kilomètres de Dakar, capitale de la Fédération de l’Afrique occidentale française (AOF), des tirailleurs ouest-africains, de retour d’Europe après plus de 4 ans de captivité, sont tués dans des circonstances qui demeurent partiellement obscures par leurs officiers français pour avoir réclamé l’argent qui leur était dû. Ce drame, survenu durant la période charnière qui sépare la Seconde Guerre mondiale (durant laquelle l’AOF avait choisi le camp vichyste avant de se rallier au Général de Gaulle après le débarquement allié en Afrique du Nord à l’automne 1942), et l’émergence de nouvelles luttes de libération des peuples colonisés dans tout l’Empire français, s’inscrit à la croisée de plusieurs mémoires, au Sénégal et en France.
La question du rapatriement des tirailleurs depuis la métropole
À l’automne 1944, en métropole, les autorités doivent régler le rappel de solde de captivité des tirailleurs sénégalais partis se battre depuis 1940. Ces soldats, recrutés dès 1857 dans l’ensemble de l’Afrique coloniale française (et non dans le seul Sénégal contrairement à ce que l’appellation générique de « tirailleurs sénégalais » semble suggérer) afin de pallier l’insuffisance numérique du corps expéditionnaire français et de faciliter les opérations de conquête et de contrôle du territoire colonial, furent largement mobilisés lors des deux guerres mondiales.
Faits prisonniers après la défaite de mai-juin 1940, ils sont souvent incarcérés en France dans des Frontstalags gardés d’abord par les nazis puis, alors que se prolonge le conflit sur le front de l’Est, par leurs propres officiers français, ce qui fut souvent vécu comme une humiliation. Après la libération du territoire métropolitain se pose la question de leur démobilisation et de leur rapatriement en Afrique.
Un premier navire doit prendre la mer depuis la Bretagne avec à son bord un contingent de tirailleurs africains, mais plus de 300 d’entre eux refusent d’embarquer avant d’avoir touché une partie de leurs arriérés de solde. Ce refus marque une première mobilisation des tirailleurs contre ce qui leur apparaît comme une injustice. En effet, les textes réglementaires stipulent que le quart de leur solde de captivité doit leur être versé à l’embarquement, et le reste à Dakar, lors de la démobilisation. Les tirailleurs qui acceptent de s’embarquer – dont les différents rapports évaluent le nombre entre 1 200 et 1 600 – arrivent à Dakar le 21 novembre.
La tuerie du 1er décembre et les incohérences des rapports administratifs
Les tirailleurs sont conduits au camp militaire de Thiaroye, où ils doivent attendre leur démobilisation avant de pouvoir regagner leurs foyers en Afrique de l’Ouest. Un départ en train à destination de Bamako est prévu le 27 novembre pour plus de 500 tirailleurs. Mais les paiements tardent et, le 27, les tirailleurs refusent de quitter le camp tant qu’ils n’ont pas été payés, craignant de ne jamais toucher leur argent s’ils sont dispersés dans leurs villages. Le lendemain, le général commandant la Division Sénégal-Mauritanie, Marcel Dagnan – le plus haut gradé militaire présent ce jour-là à Dakar –, se rend à Thiaroye. Dans son rapport du 5 décembre, il indique avoir échappé à une prise d’otage menée par les tirailleurs du camp. Pourtant aucune archive n’étaye cette affirmation et cette mention peut être comprise comme une justification a posteriori de la mise en place d’une force d’intervention.
Dès lors, la logique du droit cède le pas à une logique répressive qui culmine avec la mise à mort des tirailleurs le 1er décembre. Si les autorités politiques dakaroises approuvent ce recours à la violence, on ignore si le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) à Paris a validé l’opération. On trouve en effet, dans différents fonds d’archives, des télégrammes adressés par Dakar à Paris mais il n’y a pas trace des réponses.
Le 1er décembre, des unités des forces de répression stationnées dans la colonie encerclent le camp. Dans les différents rapports qu’ils rédigent à la suite des événements, les officiers affirment qu’ils ont réagi à un mouvement de protestation des tirailleurs et qu’ils ont été contraints d’ouvrir le feu.
Pourtant, les déclarations des tirailleurs arrêtés après les événements décrivent une situation tout autre : on les aurait réunis sur l’une des esplanades du camp avant d’ouvrir le feu, via des automitrailleuses. Reste la question très sensible du nombre de victimes du massacre. Si le chiffre de 35 morts est fréquemment évoqué dans les sources d’époque, il reste sujet à caution. Il existe ainsi deux versions différentes du rapport rédigé par Dagnan le 5 décembre, conservées dans deux fonds d’archives différents.
La première indique le chiffre de 35 victimes, la seconde celui de 70. Cette discordance témoigne sans doute de la volonté des autorités françaises de minimiser le bilan du 1er décembre, qui pourrait en réalité atteindre plusieurs centaines de tués – hypothèse à envisager si l’on tient compte du fait que l’on ignore précisément le nombre de tirailleurs ayant débarqué à Dakar fin novembre. Par ailleurs, juste après la tuerie, dans un procédé qui vise à inverser la charge de la responsabilité, des tirailleurs sont arrêtés par les autorités militaires : 34 d’entre eux sont condamnés en mars 1945 à des peines allant de une à dix années de prison, principalement pour des faits de rébellion. Ils seront finalement libérés, mais non graciés, au printemps 1947.
Du souvenir à la mémoire
Le massacre de Thiaroye s’est très tôt inscrit comme un lieu de mémoire au Sénégal. Dans l’immédiat après-guerre, le souvenir de Thiaroye reste vivace dans certains milieux militants de l’agglomération dakaroise, notamment ceux liés au Rassemblement démocratique africain (RDA), grand parti panafricaniste créé en octobre 1946 à Bamako. Ainsi, jusqu’au début des années 1950, des pèlerinages, suivant le terme employé à l’époque, sont organisés dans le petit cimetière militaire où sont censés reposer les corps des tirailleurs tués, qualifiés dès lors de « martyrs du colonialisme ».
Après l’indépendance du Sénégal en 1960, la mémoire de Thiaroye perdure. Si, à la fin des années 1940, Léopold Sédar Senghor avait écrit un poème sur Thiaroye, il n’en fait plus allusion dès son élection à la présidence (mandats de 1960 à 1980). Les militants de la gauche sénégalaise voient dans ce silence la preuve que Senghor n’a pas rompu avec l’ancienne puissance coloniale. Durant ces années, une scène théâtrale sénégalaise se développe (en français et dans plusieurs langues africaines) et manie des références historiques, liées notamment aux résistances coloniales du xixe siècle. Thiaroye fait partie de ces événements qu’on met en avant pour lutter au présent. Au tout début des années 1980, un film, adapté d’une pièce de théâtre du jeune écrivain Boris Boubacar Diop, est par exemple envisagé.
Le film, qui aurait dû être réalisé par Ben Diogaye Beye, ne voit pas le jour. C’est un autre cinéaste, Ousmane Sembène, qui reprend le projet. Le président sénégalais assiste à la première du film qui sort en décembre 1988 et connaît un succès d’audience avant d’être retiré soudainement des affiches dakaroises. Nombreux sont ceux qui, à Dakar, soupçonnent l’ambassade de France d’être à l’origine de cet événement. Le film n’est d’ailleurs pas distribué en France, alors même qu’il avait été présélectionné pour le festival de Cannes et qu’il avait obtenu un prix spécial à la Mostra de Venise.
Si Thiaroye a fait l’objet de nombreuses réappropriations culturelles au Sénégal – avant même que les historiens ne se saisissent de l’événement à la fin des années 1990 –, c’est dans le domaine politique que sa mémoire demeure la plus vivace. En 2004, le président Wade organise une première journée de commémoration des tirailleurs, durant laquelle le drame du 1er décembre 1944 occupe une place importante. Près de dix ans plus tard, en 2012, le président François Hollande reconnaît, à l’occasion d’une visite officielle au Sénégal, « la part d’ombre de notre histoire » et la responsabilité de la France.