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[Tribune] Cheikh Anta Diop sur le rejet du passé sabéen des musulmans soudanais – Par ASANTE Harouna

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Cheikh Anta Diop écrit : « L’islam contrairement au christianisme ne fait aucune part au passé traditionnel. L’occident d’aujourd’hui se reconnait fièrement dans l’Antiquité classique païenne et s’aventure à sauvegarder les œuvres de cette époque. On ne saurait rien trouver de semblable dans les pays islamisés. L’équivalent du passé païen occidental  doit être étouffé, renié, oublié définitivement. Un musée à la Mecque avec des reliques de l’époque sabéenne serait une idolâtrie, une initiative impensable du point de vue musulman. Ce sont de telles raisons qui expliquent aujourd’hui que les Noirs de Khartoum éprouvent une honte à se rattacher au passé antique de Méroé.

Les ruines de cette époque, les 84 pyramides encore debout de la capitale ancienne, le temple de Semma, l’écriture méroïtique, les restes observatoires astronomiques, les vestiges de l’industrie métallurgique qui faisait du Soudan le Birmingham de l’antiquité, tout cela est devenu sans intérêt, parce que qu’entaché d’une tradition païenne qu’un bon musulman ne saurait évoquer. Comment pourrait-on se rattacher décemment à ces gens qui ne connaissaient pas le Coran, et qui ne priaient comme nous à cette époque, d’avant la sagesse religieuse. Certains soudanais même vont plus loin en se considérant tout simplement comme des arabes qui n’ont rien à voir avec la sagesse nègre. »

(Cf. Afrique Noire Précoloniale  )

Analyse du texte

Cet extrait est beaucoup utilisé par certains frères ou sœurs kemites pour soit attaquer l’islam ou appeler à son abandon par les africains. Ce qui était pourtant  loin d’être la pensée du savant . Comme me l’a dit le Docteur Dialo Blondin Diop, compagnon de l’égyptologue sénégalais, Cheikh Anta Diop n’a jamais quitté le terrain de la science pour s’aventurer sur celui de la religion. Comme nous l’avons déjà souligné, Cheikh Anta Diop a dit dès l’entame de son premier ouvrage : «  la religion est une affaire personnelle. »  Comment quelqu’un qui considère que la religion est une affaire personnelle se permettrait-il d’attaquer la foi de ses semblables ? Si on veut réellement comprendre l’homme, cette hypothèse devrait vite être écartée.

Il faut savoir que Cheikh Anta Diop a plusieurs casquettes quand il analyse les choses : d’une part, il analyse en tant que sociologue, parfois en tant que scientifique ou très souvent qu’historien africain des civilisations. Dans ce texte, il ne fait qu’interpréter la conception qu’ont les Saoudiens ou les Soudanais de l’islam contrairement à la vision qu’ont les occidentaux du christianisme. Est-il besoin de rappeler que le christianisme ne vient pas de l’occident ? Les occidentaux l’ont juste adapté à leurs traditions.

Quiconque connait le milieu religieux et culturel dont vient Cheikh Anta Diop, comprendra que l’islam est adapté à la culture africaine. L’égyptologue ne fait que critiquer la tendance à vouloir arabiser l’islam ou les musulmans. On peut être musulman sans s’arabiser comme on peut être arabe sans s’islamiser. Il écrit par ailleurs : « L’accent devra être mis également sur l’importance  de la culture nationale (Cf. Nations nègres et Culture, Présence Africaine). La culture nationale est le seul rempart sérieux, vraiment infranchissable, entre le monde extérieur et nous, surtout quand il s’agit des Arabes dont nous avons, en grande partie, contracté la religion. A ce titre le Mouridisme reformé est d’une importance capitale pour l’Afrique noire, en ce sens que c’est une forme nationalisée de l’Islam. » (Alerte sous les Tropiques, p.102)

Est-il besoin de rappeler que le Liban arabe a un taux de chrétien de 34% (www.cia.gov ) et 61% de musulmans comparativement au Sénégal qui a un taux de musulmans de plus de 90% ? Si l’islam était une affaire d’arabes, tous les Etats arabes seraient musulmans et appliqueraient la charia ! Pourtant, c’est en Indonésie, un pays non arabe qu’il y’a la plus forte population musulmane.

Contrairement à ce qui se dit, peut être musulman sans être arabe. Un arabe n’est pas synonyme de musulman. L’islam n’a rien à avoir avec le nationalisme arabe ou le panarabisme. Beaucoup de peuples ont été islamisés sans pour autant s’arabiser.

Dans la sourate 49, verset 13, il est écrit : « Ô hommes! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle; et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. » C’est bel et bien la preuve que le Coran reconnait et encourage même la diversité des peuples. Par conséquent, il n’a jamais demandé à un peuple de rejeter ses racines ou ses traditions saines .

Dans Civilisation ou Barbarie (p.189), il écrit : «  L’islam en Afrique Noire, a fini par se superposer au système des castes, mais dans son essence, il ignore celui-ci, donc aucune barrière dressée par la naissance ne pouvait empêcher de devenir un chef religieux respecté, si l’on avait la vertu. Mieux, seule l’auréole de sainte tétée découlant de la pratique islamique pouvait effacer  et faire oublier une basse extraction et éliminer ainsi les incapacités sociales : en cela l’islam était socialement révolutionnaire. »

Dans son ouvrage Antériorité des civilisations nègres à la figure PL 38 tirée de l’ouvrage Esquisses sénégalaises de l’Abbé Boilat, Cheikh Anta montre l’image d’un Sarakolé de 1853 islamisé qui gardait encore la coiffure égyptienne malgré l’islamisation.

Le problème évoqué par Cheikh Anta Diop est très simple : on peut être musulman sans renier son passé ancestral tant que celui-ci ne contredit pas les principes fondamentaux du monothéisme. Un exemple de ce genre est apparu du temps même du Prophète Mohammad (paix et salut sur lui) lorsqu’il avait reçu des émissaires noirs du Négus éthiopiens convertis à l’islam à la suite de l’Emigration de ses disciples en Ethiopie. À leur arrivée à Médine, il leur a permis de pratiquer leurs anciennes fêtes dites païennes au sein de l’enceinte de la mosquée. Il faut même ajouter que toute une délégation de noirs est revenue d’Ethiopie en se convertissant à l’islam.

Dans son livre Conversations avec Cheikh Anta Diop, Khadim Ndiaye en parle d’ailleurs en donnant le cas de l’Iran. Quand les mollahs sont arrivés au pouvoir en 1979 et que certains parmi eux ont voulu détruire les ruines de la Perse antique, ce sont les populations qui s’y sont opposées. Aujourd’hui, ces ruines de la Perse antique existent encore et n’ont pas empêché les iraniens d’être musulmans. Les iraniens aujourd’hui pratiquent leur islam sans souci et sont à la fois décomplexés vis-à-vis de l’Occident ou des pays arabes.  Aujourd’hui, personne ne pourrait affirmer que la République Islamique d’Iran est inféodée à un Etat arabe quelconque. C’est un peu ce que ressortait Cheikh Anta Diop dans ce texte.

Auteur

ASANTE Harouna

Chercheur indépendant

asanteh@live.fr

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