[Enquête Scandale douanier] Bolloré Africa face à 35 milliards FCFA en Côte d’Ivoire
La multinationale Bolloré Africa est au cœur d’un scandale en Côte d’Ivoire, accusée par l’Inspection générale des finances (IGF) d’avoir perçu des quittances totalisant 35.288.506.071 FCFA pour des exportations sans déclarations. Cette enquête met en lumière des infractions douanières graves et soulève des questions sur la transparence des opérations. Malgré le rachat de Bolloré par MSC et la transformation en Africa Global Logistics, le dossier reste actif grâce à un lanceur d’alerte. Les autorités doivent maintenant faire face à des dysfonctionnements institutionnels et à la nécessité de réformes dans la gestion des affaires publiques.
L’historique des faits
En 2008, le Lieutenant-Colonel Gnako Marcellin, alors receveur principal des Douanes ivoiriennes, avait émis des quittances pour des montants considérables, en contradiction avec les exigences douanières. Quatorze ans plus tard, malgré le rachat de Bolloré Africa Logistics par le groupe MSC et sa transformation en Africa Global Logistics (AGL), le dossier reste actif grâce à un lanceur d’alerte, ancien enquêteur de la Brigade de lutte contre la corruption (BLC). La problématique essentielle réside dans la gestion de ces infractions douanières et la manière dont les autorités ont traité ce dossier au fil des années.
L’article 217 du code des Douanes ivoiriennes stipule que tous les délits et contraventions prévus par la législation douanière peuvent être poursuivis et prouvés par toutes les voies de droit : « Tous les délits et contraventions prévus par la législation douanière peuvent être poursuivis et prouvés par toutes les voies de droit, alors même qu’aucune saisie n’aurait pu être effectuée dans le rayon des douanes ou hors du rayon, ou que les marchandises ayant fait l’objet d’une déclaration n’auraient donné lieu à aucune observation. À cet effet, il pourra être valablement fait état, à titre de preuve, des renseignements, certificats, procès-verbaux et autres documents fournis ou établis par les autorités des pays étrangers. »
Des anomalies identifiées
Le Lt-Col. Gnako, dans une correspondance datée du 8 janvier 2008, avait justifié la gestion des chèques du Trésor (SDV-SAGA P/C SACO). Il évoque des contraintes budgétaires qui ont conduit à l’émission de quittances pour un montant total de 35.288.506.071 FCFA sans que les déclarations nécessaires ne soient effectuées. Il demande alors à Bolloré de transmettre les chèques pour faciliter l’apurement de ce montant, tout en mettant en place un compte de prépaiement pour régulariser la situation.
En 2015, sous la direction de Lassana Sylla, l’IGF dont la BLC dépend, a pris en main l’affaire. Un procès-verbal qualifie ces transactions d’‘’infractions douanières’’. L’IGF somme Bolloré de se présenter pour fournir des justificatifs, mais les requêtes sont restées sans réponse. En mars 2016, Bolloré transmet finalement des documents, mais ceux-ci sont jugés insuffisants par les enquêteurs.
La réaction de la société Saco et les interventions de l’IGF
La société Saco, impliquée dans le processus, a reconnu les faits et a tenté de se mettre en règle en établissant une procédure adaptée pour l’apurement des avances accordées à l’État. Cependant, les démarches entreprises n’ont pas suffi à dissiper les doutes sur la légalité des opérations.
L’Inspection générale des finances a tenté de clarifier la situation en se basant sur l’article 127 du Code des Douanes, qui stipule que toutes les infractions peuvent être poursuivies par toutes les voies de droit. Malgré cela, les investigations menées par le chef de cette enquête à la BLC, qui est par ailleurs notre source, ont été entravées par le silence des Douanes ivoiriennes et le manque de coopération de Bolloré.
Le rapport est édifiant : «Les investigations menées en dehors de Bolloré, dans le but de compléter les éléments relatifs aux conventions, aux chèques du Trésor et aux chèques émis par les banques privées, n’ont pas progressé en raison des difficultés rencontrées pour obtenir des éclaircissements de la part du service des Douanes, auteurs des courriers adressés à Bolloré durant la période en question» peut-on lire.
Les injonctions de la Présidence
En 2017, suite à des rencontres les 12 et 14 décembre 2017, à la présidence de la République de Côte d’Ivoire, des injonctions ont été émises par le ministère des Affaires présidentielles pour finaliser le dossier en 2018. Cependant , le 3 janvier 2018, un courrier fut adressé au colonel Akoubé Mathias, chef de la Brigade de lutte contre la corruption, dans lequel il est écrit que les recherches sont prolongées en raison de la complexité des documents et des procédures employées, lesquelles s’écartent des normes établies par la réglementation en vigueur. Un projet de calendrier visant à la réactivation et à la finalisation du dossier est alors, soumis au chef de la BLC : « Afin de garantir le bon déroulement de cette opération de réactivation et de finalisation, je propose à votre appréciation et décision les mesures suivantes : Mise en place de l’équipe qui sera chargée de cette opération, et adoption d’un calendrier de réalisation afin d’éviter tout dérapage dans les délais.»
Malheureusement, le chef de l’enquête sur ce dossier est relevé de ses fonctions par le colonel Akoubé Mathias, le 8 janvier 2019, sa hiérarchie. Selon certains membres de son équipe, il devenait gênant à cause des rapports qu’il transmettait à la présidence. Un mémo et le projet de calendrier sont transmis au colonel Kouassi Aliko, ancien chef du bureau des des agents douanes bureau 9-vridi en 2006, ayant collaboré avec la société Saco, pour « sa finalisation dans ledit cadre. »
Au lieu d’une réponse directe de Bolloré Africa Logistics, c’est un courrier émanant du colonel Kouassi Aliko, dont nous détenons copie, qui répond à la place de ladite société, évoquant « la finalisation du dossier».
Les justificatifs de Bolloré
Les documents fournis par Bolloré incluent des conventions d’avance de trésorerie et des déclarations de recettes, mais les enquêteurs ont noté que ces justificatifs ne répondaient pas aux préoccupations soulevées par l’IGF. Quant à la Direction générale des Douanes, elle est restée muette face à notre demande d’informations du 27 novembre 2024 tout comme l’IGF, le Trésor public. Les organismes privés dont Bolloré Africa Logistics et MSC n’ont pas non plus répondu à notre requête.
Cependant, selon l’article 230 du Code des douanes stipule qu’une action peut être portée jusqu’à trente ans après les faits, en cas de contrainte. Cela signifie que le dossier pourrait encore être poursuivi, mais la lenteur des procédures et le silence des parties concernées compliquent les démarches. Depuis 2023, de sources proches du dossier, le Pôle Pénal économique et financier a été alerté.
Un système de complicités institutionnelles ?
L’affaire Bolloré Africa Logistics illustre des dysfonctionnements au sein des institutions ivoiriennes et dans la gestion des infractions douanières. Malgré les efforts d’un lanceur d’alerte et les interventions de l’IGF, le dossier demeure en suspens, laissant planer l’ombre d’un système de complicités institutionnelles. Alors que le pays attend des réponses, l’ex-enquêteur continue de se battre pour faire éclater la vérité et récupérer les fonds dus à l’État. Cette situation met en lumière la nécessité de réformes profondes des pratiques douanières et d’une gestion transparente des affaires publiques en Côte d’Ivoire.
Désormais, l’attention se concentre sur le Pôle économique et financier (PPEF), où le dossier a été déposé en 2023.
Sériba Koné
[Encadré1]
Quand le peuple paie le lourd tribut
Dans cette affaire, le Système de dédouanement automatisé des marchandises (SYDAM) a été contourné, entraînant des conséquences désastreuses pour les caisses de l’État. En effet, des crédits fictifs et des quittances fallacieuses, dénoncés par l’Inspection générale des finances en février 2016, ont conduit à une perte de 35 288 506 071 FCFA.
Les organismes publics, censés faciliter l’enquête tant pour les enquêteurs de la Brigade de lutte contre la corruption (BLC) que pour les journalistes et la société civile, retiennent les informations comme s’il s’agissait de biens précieux, dans le but de protéger certaines têtes. Les difficultés financières auxquelles font face les caisses publiques de l’État ivoirien sont imputables à des personnalités qualifiées de ‘’hautes autorités de l’État’’. Pourtant, c’est la société ivoirienne qui en pâtit. Non seulement, cela crée une crise de confiance du peuple envers les institutions et les lois, mais ces pertes financières auraient pu être injectées des dépenses sociales.
Sériba K.
[Encadré2]
Que la vérité éclate enfin
Les organismes publics de l’État semblent se permettent de mépriser les demandes d’informations formulées par les journalistes et la société civile en ne répondant pas à leurs requêtes. Ils affichent un manque de respect envers la signature du président de la République, qui a promulgué la loi N°2013-867 du 23 décembre 2013, visant à garantir à son peuple un accès à une information transparente sur la gestion des affaires publiques de l’État. Pourtant, les responsables de ces organismes, qui retiennent les informations, ne renient pas la même signature qui les a nommés. Hypocritement, ils chantent les louanges du chef de l’État dès que des tribunes leur sont offertes.
Dans la quête de la vérité, la justice ivoirienne, en particulier le PPEF et la Haute Autorité pour la Bonne Gouvernance (HABG), est très attendue dans ce dossier, qui n’a que trop duré.
S.K.