Dakar Fashion Week : les couturiers de la débrouille
A Dakar, monter une collection est un combat. Tissus, accessoires, main-d’œuvre, ponctualité, tout manque. Pourtant, avec une population jeune, amoureuse de la sape et prête à dépenser pour s’habiller, le potentiel est énorme et la créativité, bien présente. La preuve avec la Dakar Fashion Week qui attire chaque année la crème des créateurs et des créatrices. Reportage dans ce monde de l’ingéniosité qui ne dort jamais.
On est influencés par les Français : on rouspète, on fait la grève, on critique le président… et on aime les finitions couture ! » Dans son vaste showroom d’un quartier chic de Dakar, Adama nous reçoit avec un grand plat de mangues découpées. Le jaune soleil est assorti à sa robe africaine. Un bazin magnifique, ce coton enduit qui n’est pas donné : dans les 15 euros le mètre au lieu de 2 euros pour un wax imprimé, et importé des Pays-Bas !
C’est le problème des couturiers africains : leurs matières premières, même nationales, sont importées. Pour imaginer une collection, il faut voir ce qui est disponible au marché de Colobané, un pullulement de stands de tissus et de fripes, en général des invendus en provenance d’Italie, de France ou de Chine. Le coton africain ? Exporté à bas prix, brut. Le fabriquer sur place reviendrait trop cher. Un comble. Ensuite, en fonction de vos trouvailles, du marchand qui vous a à la bonne et vous avertit d’un arrivage, vous construisez votre inspiration. En espérant trouver le bon gros-grain, les bons zips, les biais qui ne vont pas déteindre, bref, les fournitures de base. Souvent, vous avez en stock de précieuses dentelles, des broderies, des galons achetés en France. Enfin, vous élaborez vos modèles pour une clientèle locale ou pour la montrer aux acheteurs d’un Salon européen.
Adama Paris est devenu un label prospère, vendu partout. Et aujourd’hui fabriqué essentiellement au Sénégal
Pour sa marque Adama Paris, la styliste est passée par toutes les débrouillardises. « Quand, avec ma première collection présentée au Salon du prêt-à-porter Who’s Next à Paris, on m’a commandé 100 pièces, je suis allée les faire fabriquer au Maroc. Aucune usine ne faisait autant de pièces ici ! » Diplômée de Sciences éco, elle venait de quitter son métier de banquière pour se lancer dans la mode, sous le regard réprobateur de ses parents. « Tu te prends pour une blonde ? » ironise son père, avocat.
Ses trois mois à la BNP lui ont quand même permis de ne pas faire trop d’erreurs en créant sa boîte. Adama Paris est devenu un label prospère, vendu partout. Et aujourd’hui fabriqué essentiellement au Sénégal. Au contraire de ses frères et sœurs, Adama a quitté Paris il y a huit ans pour habiter à Dakar. Et développer sa passion pour la mode. « Nous avons des trésors, ici, insiste celle qui a aussi créé une chaîne de télé, Fashion Africa, diffusée sur le bouquet Canal+. On y transmet toute la création africaine, les défilés, les coulisses. »
Le nouveau combat d’Adama : « Monter une usine avec “nos” matières premières, qui rassemblera toutes les fonctions : tissage, teinture, montage et confection. Et pas seulement avec des machines qui produisent des séries de 1 000 pièces, mais qui fassent aussi de plus petits métrages. Bref, du luxe et du moyen de gamme pour mettre en valeur notre savoir-faire, la créativité sénégalaise. » Elle ajoute, sourcils froncés : « Pas de production de masse à la chinoise. »
Dans cette culture apparemment macho, ce sont les femmes qui mènent les affaires à bon port
Ah, les Chinois ! Ils ont beau investir en nombre dans le pays, ils n’ont pas la cote auprès des créateurs. Discrètement, ils achètent tout. Font main basse sur les chantiers, les terrains, et déversent leurs chemises à 12 euros… Et le gouvernement du président Macky Sall (élu il y a six ans) serait très coopératif ! Prenez l’usine textile : ils ont eu des facilités pour acquérir le terrain et ils vont faire ériger une grande fabrique. Adama objecte : « OK, ça apporte du travail, mais moi, je ne veux pas voir les Chinois dans mes affaires. Je veux contrôler les investissements. Que ce soit afro-africain. » A force de ténacité, de lobbying intensif, cette tornade au port de reine est en train d’y arriver. « Le gouvernement va nous donner la concession d’un terrain. Mais ensuite, il faut que j’investisse mes propres deniers pour que la Banque africaine de développement me suive. » Soupir : « Tout prend un temps fou ! » Elle a raison. En Afrique, c’est un cliché vérifié, on a une perception élastique de la ponctualité. Mais les choses finissent par se réaliser. A condition qu’il y ait une femme en leadership.
Oui, dans cette culture apparemment macho, ce sont les femmes qui mènent les affaires à bon port. Contrairement à ces messieurs, elles sont persévérantes. Touty, une autre créatrice de mode, est catégorique : « Dans mes embauches, je privilégie les femmes. Elles sont fiables, bosseuses, fidèles, respectueuses. Les hommes, ce sont des problèmes : peu fiables, ils vous lâchent du jour au lendemain, ils ont du mal avec l’autorité féminine. » Après vingt ans de métier dont une quinzaine à Paris, cette dynamique femme d’entreprise a son franc-parler. Elle a fait ses armes dans la très chic boutique L’Eclaireur à Paris, ensuite chez Colette, puis elle a ouvert ses propres magasins femme et enfant avant de décider, il y a trois ans, de lancer sa maison griffée Touty et Elysara pour les enfants. Elle nous montre les photos d’un grand mariage ivoirien qu’elle a entièrement habillé. Les modèles n’ont rien à envier aux élégantes célébrations parisiennes.
Chaque année, la Dakar Fashion Week irradie de l’Afrique jusqu’en Europe et aux Etats-Unis
Dans une chambre du très branché hôtel Pullman à Dakar, elle termine ses « fittings » pour le défilé du lendemain : une série de fourreaux longs couleur lagon ajustés sur des sirènes de 1,85 mètre pour 50-60 kilos. « Je n’en vendrai pas une seule, se désole-t-elle, ce sont des tailles irréalistes ! D’ailleurs, pour mes clientes du magasin, j’allais acheter mes vêtements en Turquie, où les tailles se rapprochent plus des nôtres. A Paris, les modèles s’arrêtent au 40-42, alors que ce sont les grandes tailles qui partent en premier ! » Refrain connu à Dakar. Il suffit de regarder autour de soi : chamarrés, imprimés wax ou bicolores, les vêtements habillent des silhouettes qui n’ont rien de Kate Moss. Des pulpeuses, des girondes, fières de leurs rondeurs, c’est réjouissant !
Chaque année, la Dakar Fashion Week irradie de l’Afrique jusqu’en Europe et aux Etats-Unis. Une vitrine internationale de quatre jours. Tous les stylistes d’Afrique rêvent d’y participer. C’est Adama qui l’a lancée, c’est elle qui sélectionne. Et qui négocie avec les luxueux hôtels de la ville où l’on va défiler : le Pullman, rénové dans un splendide style africain moderne, et le Radisson Blu, au chic plus standard. Trois soirées de suite – avec trois heures de retard ! – devant un parterre de spectateurs sur leur trente-et-un qui paient (entre 15 et 25 euros avec le cocktail), une dizaine de créateurs (Sénégal, Mali, Congo, Kenya, Guinée-Bissau, Afrique du Sud, Rwanda…) présentent leurs collections. Et, contrairement à Paris, tous les styles cohabitent. Rien de folklo. Du métissage subtil afro-occidental, du minimalisme, du chatoyant, du rock afro, de l’africain moderne, sexy… Le spectacle est magnifique et dure près de deux heures. Les noms sont pleins de fantaisie : Kiko Roméo, marque masculine, coupes classiques, rayures artisanales créées par une mère et sa fille (blanches) originaires du Kenya ; Parfait Ikouba, splendeurs épurées qui pourraient être parisiennes mais dessinées par un Camerounais formé en Tunisie et vivant au Sénégal ; Alia Baré, Franco-Nigérienne formée à Singapour et revenue vivre à Dakar où habite sa mère, médecin.
J’ai commencé avec un seul tailleur, dit Alia. Et j’ai pu créer 10 modèles pour un défilé. Aujourd’hui, nous sommes cinq
« Je m’ennuyais dans la banque. Quand j’ai dit à maman que je voulais me reconvertir dans la mode, elle a fait des yeux ronds, se souvient Alia. “Je ne t’ai pas payé une grande école de commerce pour que tu fasses couturière !” Je lui ai répondu de ne pas confondre un maçon avec un architecte ! » C’est ainsi qu’elle rassemble ses économies de banquière pour se payer des cours à la Singapore University of Technology and Design (elle habite sur place avec son mari et ses deux enfants de 1 et 3 ans). Elle suit les cours intensifs de stylisme et de fabrication : « J’étais en classe avec des filles de 17 ans, je bossais jour et nuit, je n’avais pas le temps de dormir, je n’ai jamais autant souffert de ma vie ! » On imagine que l’explosion de son couple est liée à ce rythme infernal. De retour à Dakar diplôme en poche, Alia Baré s’attaque au business. Il lui faut se constituer un atelier. Dans son salon : « J’ai commencé avec un seul tailleur. Et j’ai pu créer 10 modèles pour un défilé. Aujourd’hui, nous sommes cinq. »
Cette douce et longue liane est une des rares à ne travailler qu’avec des hommes. « Je ménage la fierté sénégalaise, sourit-elle. Si tu leur parles mal, ils partent sur-le-champ sans demander leur dû. Mes quatre employés sont super, calmes, efficaces. Sur la collection masculine, ils me donnent leur point de vue, essaient les modèles, freinent mes fantaisies. Je les écoute beaucoup. »
Atelier, boutique, showroom sont situés chez elle, dans une jolie maison au fond d’une impasse. Pendant que ses filles sont à l’école – école privée, comme toute la classe moyenne, car le système scolaire est déficient –, cette mère célibataire reçoit ses clientes à domicile. Et pour 250 euros la robe du soir, 60 ou 70 euros la robe standard et 150 à 200 euros le costume, vous avez droit à un patient conseil en style et à deux essayages méticuleux pour une tenue sur mesure qui coûterait dix fois plus en France. C’est la grande qualité de Dakar : certes, les loyers y sont chers, les grands restaurants aussi, mais la main-d’œuvre ne coûte rien.
Ce ne sont pas les plus riches qui avancent, observe Adama. Ce sont les plus éduqués
Touty – mariée à un Français – se souvient : « Quand on a eu notre deuxième enfant, on a décidé de venir habiter à Dakar. Je voulais qu’ils connaissent leurs origines mais, surtout, j’avais la possibilité d’avoir du personnel à la maison pour pouvoir me consacrer à mes affaires. Et les écoles privées sont très bien. » Le clivage sociopolitique ne passe pas que par l’argent mais aussi par l’éducation. « Ce ne sont pas les plus riches qui avancent, observe Adama. Ce sont les plus éduqués. Les plus riches ne font pas progresser la situation. Ils mettent leurs enfants à l’école américaine et ne s’engagent pas pour le pays. Ils ne s’intéressent pas à nos griffes ; ils achètent des labels français ou américains. »
Le très rasta Baay Sooley est du même avis. Sous ses longues dreadlocks à la Bob Marley, lui aussi a mis ses deux fils à l’école privée. Conscient des manques, il pousse à fond les qualités africaines. Avec sa femme française Laure Tarot ils font de la direction artistique, de l’événementiel, des spectacles et de la mode ! Bull Doff, leurs vêtements éthiques, sont façonnés à la main, pièces uniques, tissus uniques, teintures non toxiques, matières recyclées, comme ce sac très original à motifs découpés dans une chambre à air ou ces sublimes chaussures à empiècements de cuir tressé.
A Dakar des Fab Lab (fabuleux laboratoires) réparent tout, font de la découpe laser avec de l’énergie solaire…
Sooley raconte : « J’ai rencontré un artisan du cuir qui déplorait ne pas pouvoir transmettre son savoir à ses enfants, qui s’en foutaient ! On n’a pas été élevés dans l’idée de la préservation du patrimoine. » Bull Doff se heurte aussi aux particularités sénégalaises : non seulement « tout manque ! Il faut toujours se débrouiller », comme le résume Laure, mais « on n’arrive pas à trouver de la main-d’œuvre de qualité, complète son mari. Pourtant, les talents existent, et on a offert de bons salaires : 15 euros par jour au lieu de 4. Mais on a du mal à trouver des spécialistes qui aillent au-delà de l’artisanat. Ils ne comprennent pas nos exigences. Ou alors certains viennent un jour et disparaissent le lendemain ». En attendant la perle rare, Sooley travaille avec son « jumeau créatif », Doulsy. « Il est capable de recycler mes chutes en vêtements incroyables ! » La preuve avec ce blouson brodé qui ferait un tabac à New York ou à Londres, composé de cuir, de toile et de tissus multicolores. D’ailleurs, via Internet, leurs vêtements s’exportent beaucoup en Amérique.
Mais Dakar, c’est l’Amérique ! Dans cette ville de 3 millions d’habitants (5,5 banlieue comprise) et une classe moyenne qui dépense, on perçoit constamment le dynamisme créatif et le sentiment qu’on peut y arriver. Débrouillardise, bonne volonté… Il y a, par exemple, des Fab Lab (fabuleux laboratoires) qui réparent tout, font de la découpe laser avec de l’énergie solaire… Voilà l’esprit de Dakar, du Sénégal, de l’Afrique ! Laure et Baay Sooley ont un nouveau projet : créer un espace polyvalent (à Paris, on parlerait de concept store) qui réunirait café, épicerie fine, mode, design, musique (Sooley, ex-danseur, est aussi compositeur et arrangeur). « Nous allons créer un atelier qui montrera les talents de nos brodeurs et brodeuses. On veut absolument faire prendre conscience de ce savoir-faire. » En France, c’est Chanel qui rachète ces compétences uniques. A Dakar, Sooley compte sur les associations de femmes. « Solidaires, constantes, ce sont elles qui tiennent bon ». Si, en Afrique, la débrouille est universelle, la confiance est résolument féminine.