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Rokhaya Diallo : celle qui n’est pas restée à sa place

Rokhaya Diallo
Rokhaya Diallo

Journaliste, réalisatrice, écrivaine, Rokhaya Diallo est désormais un visage connu et populaire du militantisme antiraciste et afro-féministe en France. Dans son dernier ouvrage Ne reste pas à ta place !, elle se livre à coeur ouvert sur son parcours personnel et professionnel. Une expérience de l’empouvoirement qu’elle tenait à faire partager. Rencontre.

Qui se cache derrière Rokhaya Diallo ? Rokhaya Diallo. Pas seulement celle qui ose dire haut et fort sur les plateaux télévisés ce que d’autres pensent tout bas, mais aussi une militante et une combattante de terrain. Etait-elle pour autant destinée à défendre les causes pour lesquelles elle se bat depuis maintenant plus d’une dizaine d’années à travers les médias ? Pas certain. C’est justement pour raconter ce destin qu’elle s’est construit qu’elle a décidé de reprendre la plume.

Comment arriver là où personne ne vous attendait ? Voilà la question que pose l’ouvrage de Rokhaya Diallo. A cette question, la journaliste tente de répondre par sa propre expérience. Dans Ne reste pas à ta place ! (Marabout), récit partiellement autobiographique, elle revient sur les outils qui lui ont permis de s’affranchir du destin que le déterminisme social avait choisi pour elle. « Je ne veux pas me faire l’avocate d’un système intrinsèquement problématique. En revanche, je peux témoigner de ce qui a fonctionné pour moi, malgré l’adversité », écrit-elle.

Rokhaya , un prénom rare et déterminant

Née il y a quarante ans à Paris, de parents venus du Sénégal, elle aurait pu suivre un chemin qui semblait tout tracé. Bachelière en Seine-Saint-Denis, des études scientifiques, puis du droit à Paris XIII-Villetaneuse, en banlieue. Elle vit comme une punition l’impossibilité d’accéder aux facs parisiennes, intra-muros, à cause de son adresse. Timide, elle apprend pourtant à s’affirmer au fil de son parcours universitaire, en s’engageant notamment dans des associations pour la jeunesse et pour la ville.

Elle finit par sortir diplômée d’une école de commerce, malgré une expérience assez houleuse, car placée dans la case « rebelle ». Que faire alors ? Pour cette fan de manga (bd japonaise), la production de dessins animés semble être le bon chemin, du moins au départ.

Au fil des pages, on découvre aussi l’importance d’un prénom, son prénom, d’origine arabe, très ancien et très rare, il s’agit de celui d’une des filles du prophète Mahomet. Surnommée « Rok » par ses proches, elle se forge un rapport très particulier aux autres. Son physique, son allure ? Elle abandonne vite le tailleur gris qu’elle s’était imposé, celui de la journaliste dite sérieuse. « Dans nos sociétés, l’apparence physique des femmes est un élément central de valorisation », écrit-elle. La jeune femme noire qu’elle est rejette la posture des féministes blanches qui considèrent la beauté comme un carcan. Elle préfère la revendiquer, à l’instar de ses soeurs non-blanches, qui ont réinvesti le champ de la beauté pour s’affirmer belles.

Exploiter la haine des autres pour la transformer et lui faire servir mon succès est ma recette préférée.
Rokhaya Diallo

« La peur est mauvaise conseillère », reprend à son compte la journaliste. Elle s’appuie sur les  parcours de personnalités qui, elles aussi, ont pris leur destin en main en cherchant à ouvrir la voie à leurs semblables, comme Nelson Mandela, ou encore l’acteur afro-américain Denzel Washington interpellant des étudiants : « Avez-vous le cran d’échouer ? » Et de citer alors la règle des cinq secondes, élaborée par une coach américaine, Mel Robbins, selon laquelle il suffit de cinq secondes pour se démotiver, car c’est ainsi que le cerveau nous protège de la douleur, en choisissant « la solution qui bousculera le moins nos habitudes ». 

C’est peut-être parce qu’il faut moins de cinq secondes pour twitter que la jeune femme manifeste tant de motivation àexploiter la haine des autres : « pour la transformer et lui faire servir mon succès ». Une règle queRokhaya Diallo, la reine des punchlines, s’applique au quotidien via les réseaux sociaux, mais pas seulement. Ainsi, avec une collaboratrice, elle a pu créer une ligne de posters et de tote bags (sacs en tissu) pour détourner les accusations dont les féministes intersectionnelles font l’objet, comme « hystérique radicale ». « Rire des dominants en s’appropriant leurs arguments est une recette aussi gagnante que divertissante », confie-t-elle.

Rokhaya Diallo était l’une de nos invitées sur le plateau de Terriennes :
#MeToo, et maintenant ? Terriennes spéciale 8 mars

A la fin de son ouvrage, Rokhaya Diallo dresse le bilan : « Depuis dix ans, la vie me conduit de surprise en surprise par des chemins aussi sinueux qu’inattendus ». C’est tout le bien qu’on lui souhaite pour les dix, et plus encore, années à venir, afin, comme le dit si bien Simone de Beauvoir, qu’elle continue cette grande aventure d’être soi.


Rokhaya Diallo : celle qui n'est pas restée à sa place

Rokhaya Diallo, née le 10 avril 1978 à Paris. Journaliste, autrice, réalisatrice de documentaires, et conférencière, elle a cofondé l’association Les Indivisibles. Elle intervient aujourd’hui dans les médias, notamment sur LCI. 

A qui s’adresse ce livre et pour qui l’avez-vous écrit ?

En premier lieu, c’était une manière de répondre aux questions que l’on me pose régulièrement, notamment des plus jeunes que moi qui me demandent comment j’ai fait ! Comment j’ai fait pour en arriver là où je suis aujourd’hui, et aussi comment je fais pour résister aux attaques dont je fais l’objet assez régulièrement. Je me suis dit : « Tiens, je vais me pencher sur ça ». J’ai commencé à travailler dans les médias en 2009, on est en 2019, ça fait donc exactement dix ans. Je me suis dit qu’il s’agissait d’un cycle et que c’était le bon moment pour partager toutes les aventures qui me sont arrivées au cours de ces années.Peut-on parler d’un mode d’emploi, une peu comme un livre de recettes ?  

Ce livre est paru dans le cadre d’une collection de développement personnel, en effet. C’est un livre sur l’estime de soi, mais il n’a pas du tout une vocation sacrée ! Ce n’est pas une Bible ou un Coran ! En même temps, je pense avoir tiré des enseignements de mon parcours, singulier certes, mais je pense justement que toute singularité a vocation universelle. Et donc, ces enseignements-là, je tenais à les partager car j’en ai tiré des principes qui m’aident au quotidien et je crois qu’il est important de les échanger.Quand vous dites « ne reste pas à ta place », quelle était votre place au départ ?

Moi, je suis née à Paris dans une famille immigrée du Sénégal. Mes parents sont plutôt issus de la classe ouvrière. Famille musulmane, dans un quartier populaire, j’ai vécu une enfance très heureuse malgré la modestie des finances de mes parents. Aujourd’hui, j’évolue plus dans un milieu de classe moyenne et supérieure, intellectuel. A ma naissance, ce n’est pas forcément le destin qu’on aurait pu imaginer pour moi si on tenait compte de mon cadre sociologique.

Vous êtes devenue comme vous le dites vous-même une Sénégauloise …

Oui, c’est un très beau mot, qui vient du Sénégal d’ailleurs. C’est ainsi qu’on désigne les personnes qui ont une ascendance sénégalaise et qui ont grandit en France. C’est mon cas et je trouve cela très joli mais je trouve encore plus joli le terme d' »afropéenne ».

Que préférez-vous dans chacune de vos deux identités, française et sénégalaise ?

En fait, les deux se conjuguent. J’ai vraiment grandi dans les deux. En tant que Parisienne, ma première langue est le français. Et la langue que j’ai eu à l’oreille en grandissant avec mes parents, c’est le wolof. Je me suis rendue compte que, pour moi, la plus grande qualité, c’était de naviguer d’un monde à l’autre. Si on mangeait du tiéboudiene (plat national sénégalais) à la maison, le plat exotique pour moi, c’était les salsifis à la cantine. Cette double culture m’a vraiment permis de m’adapter à différents milieux culturels et sociaux.

Vous diriez que vous êtes de culture musulmane ?

Oui, bien sûr je suis musulmane, de culture et de conviction. J’ai même pris des cours d’arabe avec mon frère quand j’étais petite dans une mosquée du 19ème arrondissement. L’islam représente vraiment un système de valeurs. De générosité notamment, chez moi, on attache beaucoup d’importance au partage, à la notion de la famille. C’est une vraie structure en terme de solidarité.Certains ont pu vous reprocher de défendre un islam politique …

(Rires) C’est intéressant, car cela rebondit sur le terme des indivisibles. Sur ce point, c’est la Constitution que j’invoque, et mon association n’était pas islamique, même si cela n’aurait rien eu de gênant d’ailleurs. Non, souvent, ce qu’on me reproche, c’est de défendre le droit des femmes à disposer de leur corps, quel que soit ce choix. Et c’est vrai que voir des femmes musulmanes porter le hijab, moi ça ne me dérange pas, même si je sais que cela est très mal vécu en France. Je le dis d’autant plus fort que je suis une musulmane qui ne porte pas le voile. Je n’ai pas envie que toutes les femmes me ressemblent.La religion pour vous, c’est d’ordre strictement privé, intime ?

Ca fait partie de moi comme pour beaucoup de personnes. J’estime que si j’en avais envie, j’aurais le droit de l’afficher avec un vêtement religieux, car c’est un droit garanti et protégé par la Constitution et par la loi de 1905 sur la laïcité. Après on fait ce qu’on veut, on peut afficher sa religion, ce n’est pas interdit en France. Je n’ai juste pas forcément envie de n’avoir que des débats sur la religion, sur les plateaux de télévision par exemple. Mais chez moi, les débats peuvent être autour de la religion, des droits LGBT et du féminisme dans l’islam par exemple !Vous écrivez que trois femmes ont compté pour vous : la Française Vviane Forester, la Canadienne Naomie Klein et la Malienne Aminata Traore. Trois femmes qui ont une vision altermondialiste de la société, c’est ce qui vous a séduit chez elles ? 

Oui, intellectuellement, il y a vraiment eu un basculement au moment où leurs ouvrages sont sortis. Sur une certaine vision du monde et sur la manière dont les pays du sud étaient exploités par ceux du nord, à travers l’industrie, à travers des liens post-coloniaux, à travers souvent des inégalités structurelles, et c’est vrai que les écrits de ces trois femmes m’ont ouverte à quelque chose que je n’avais pas forcément intégré. Le travail de Naomie Klein sur l’industrie, c’est vrai que lorsqu’on est une jeune Française et que l’on va s’habiller dans des boutiques où les vêtements ne sont pas chers, on n’a pas conscience de ce que cela implique. Quand j’étais étudiante, j’ai travaillé pour une grande enseigne suédoise, et j’ai pris conscience des implications de cette fabriquation de vêtements à bas coût.En 2019, c’est toujours difficile en France pour une femme noire de trouver sa place ?

Disons que c’est difficile d’être reconnue comme une personne à part entière avec toutes ses compétences. On est très souvent ramenée à sa couleur de peau, ou critiquée pour une apparence physique qui n’est pas conforme. Bien sûr qu’il y a des femmes noires qui réussissent, mais c’est vrai que l’expérience que l’on a dans le domaine politique par exemple, ce sont beaucoup de moqueries, de critiques, qui ne sont pas liées uniquement à leur activité. Moi, j’aimerais simplement avoir une vie normale. Trouver un coiffeur, par exemple, dès qu’on sort de la région parisienne, c’est plus compliqué. C’est un exemple qui peut paraître anecdotique, mais coiffer des cheveux afro n’est pas donné à tout le monde. Ce sont des détails qui nous renvoient à une altérité, et puis après il  y a toutes les critiques et discriminations.D’après vous, ces discriminations, ce racisme ont tendance à s’aggraver dans la France d’aujourd’hui ?

Dans le secteur de l’emploi, quand on a un nom d’origine étrangère, africain ou maghrébin, on a plus de risques d’être discriminé. Il y a des fonctions où les femmes noires sont sous-représentées. Dernièrement, les femmes de ménage de la place Vendôme ont fait grève – toutes ces femmes, pratiquement, étaient africaines. Cela interroge sur qui est exploité, de quelle manière et à qui cela profite.

Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans ces discriminations, vous avez d’ailleurs réalisé un documentaire « Les réseaux de la haine » ?

Je me suis lancée dans ce documentaire suite à l’appel au viol que j’avais reçu et à la suite du procès que j’ai intenté et gagné. A l’époque, on ne parlait pas encore de cyberharcèlement, mais c’est très important d’en parler, de le dénoncer, surtout auprès des jeunes.La nouvelle porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a été victime de violentes attaques sur les réseaux sociaux, insultée et menacée suite à sa nomination, comment vous réagissez ?

Je ne suis pas surprise. On parlait de cheveux naturels, et bien sa coiffure a été critiquée et l’objet d’insultes, même de la part de personnalités politiques. Certains ont jugé indigne qu’une ministre puisse se présenter de telle manière. Cela veut dire que l’on n’est pas encore habitué au corps noir. Je crois que les réseaux sociaux sont à la fois la source de nombreuses attaques, mais aussi une vraie ressource pour les militants qui veulent se connecter, créer des mouvements. Je pense notamment aux mouvements #metoo ou encore #blacklivematter aux Etats-Unis. Moi, je suis sur Facebook, mais surtout sur Instagram et Twitter. Twitter, c’est vraiment mon média, ça me permet de prendre contact avec des gens et d’échanger de manière cordiale malgré nos différents. J’apprécie cette ouverture sur le monde que me donne ce réseau.Comment faire reculer le racisme en France ?

Et bien déjà en enseignant correctement l’histoire du racisme. Le racisme, ce n’est pas seulement un sentiment individuel, c’est une construction idéologique qui est ancrée dans une histoire assez ancienne. Tous les Français se sentiraient mieux si toutes les histoires étaient connues pareillement. Je pense qu’il y a un rôle dans l’éducation, et après il y a un rôle de prévention et de dissuasion. Si le racisme était sanctionné correctement, peut-être que cela dissuaderait les gens de proférer des propos racistes. Ce que je note aujourd’hui, c’est qu’en France, on peut être condamné pour propos racistes sans que cela impacte une carrière, et cela montre une forme de tolérance pour le racisme qui pourrait être interrogée. Il y a des lois, il faut qu’elles soient appliquées et dissuasives. Il faut aussi que les magistrats, les policiers soient mieux formés aux réseaux sociaux, il y a un travail à faire là-dessus – moi-même j’ai été exposée à cette méconnaissance – même si ce n’est pas de leur fait, mais à un manque de prise en charge de la république. Mais aujourd’hui, le racisme ne coûte pas assez cher aux racistes. 

Rokhaya Diallo : celle qui n'est pas restée à sa place

Vous ferez un jour de la politique, et  vous vous voyez faire quoi dans dix ans ?
J’estime que je fais de la politique, en intervenant comme je le fais. Mais dans un parti politique, non, même si j’ai déjà été sollicitée plusieurs fois. Honnêtement, mon envie aujourd’hui est de réaliser des documentaires. Dans dix ans, j’espère que j’aurai fait des documentaires sur tous les thèmes que j’ai dans la tête. 

« Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque, à te regarder, ils s’habitueront », c’est une phrase de René Char que vous mettez en exergue dans votre livre …
Oui, j’aime beaucoup cette phrase, car elle est très volontaire et elle nous incite à aller de l’avant.

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