Technologie : un «Drone made in Sénégal» pour lutter contre le paludisme
Depuis janvier 2019, deux geeks sénégalais travaillent sur un prototype de drone financé sur fonds propres. Ce premier «Drone made in Sénégal» sera au service des secteurs de la santé et de l’agriculture, selon ses concepteurs rencontrés par Sputnik à Dakar et Mbour. Reportage
Pour l’heure, l’appareil ressemble à une sorte de robot-araignée au repos avant d’aller à un bal costumé. Ses pales repliées font penser aux pattes de l’arachnide; son réservoir blanc à couvercle noir, à l’abdomen de la bête; et le gros couvercle en aluminium recouvrant le moteur, à un casque du déguisement. Ce tout premier «Drone made in Sénégal» servira sous peu à répandre de l’insecticide dans les zones où se développent les moustiques, vecteurs du paludisme, pour l’épandage ou l’arrosage de champs avec le liquide adéquat. Il est déjà fabriqué aux trois quarts.
Cette future machine volante pilotée à distance aura un air différent dans deux ou trois mois, ont assuré à Sputnik ses deux concepteurs, férus de technologie et de drones. Ces geeks sénégalais s’appellent Labaly Touré et Mamadou Wade Diop; ils ont lancé officiellement leur projet en janvier 2019 et l’ont baptisé simplement «Drone made in Sénégal».
Labaly Touré est docteur en géomatique et enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis (nord du Sénégal). Il fait la navette entre cette ville et Dakar.
Mamadou Wade Diop, surnommé «Dr Drone», est informaticien de formation, technicien en maintenance et réseaux informatiques. Il est établi à Mbour (ouest du Sénégal), une grande ville balnéaire voisine du site touristique de Saly.
«C’est un drone qui sera programmé, assemblé et monté au Sénégal. Actuellement, nous sommes à 75 %» de sa réalisation. Quand il sera fini, il «pourra embarquer un réservoir de 10 litres. On prévoit une autonomie de 20 à 25 minutes de temps de vol», jusqu’à environ 15 mètres de hauteur, explique à Sputnik Mamadou Wade Diop, couvant des yeux sa machine inachevée dans une salle étroite d’un centre de formation en informatique et électronique à Mbour (près de 90 km à l’est de Dakar). «Ici, c’est mon labo», précise ce trentenaire grand et mince.
Labaly Touré, qui fait notamment de la cartographie et de la topographie, explique que les ailes du drone devraient mesurer «entre 70 cm et 1 m» et que la machine, avec le réservoir rempli devrait peser «entre 13 et 14 kg». Le poids devant prendre en compte les vibrations du moteur, Mamadou Wade Diop, lui, espère, que l’appareil ne dépassera pas «25 kg».
Le prototype repose sur une table longue avec une multitude de composants, pièces et outils pour matériel technologique, une lampe de chevet blanche et un carton. Sur une autre table se trouvent encore d’autres pièces et un ordinateur à l’écran éteint.
Au fond de la salle, plusieurs drones, plus petits, sont alignés sur des étagères. Ceux-là n’ont rien à voir avec le projet, informe Mamadou Wade Diop. «Ils sont en panne. J’attends les pièces pour la plupart, parce qu’on n’en a pas ici» au Sénégal, dit «Dr Drone», ainsi surnommé pour son expertise dans la réparation des drones avec Azerty Solutions, la société qu’il a fondée en 2015
«Nous sommes spécialisés dans la production audiovisuelle, l’inspection d’ouvrages, la réparation de drones, la vente et la location de drones, mais aussi la production d’images aérienne, détaille-t-il. Cela fait deux ans que j’ai commencé à expérimenter (la conception) avec de petits drones et pratiquement cinq ans que je suis dans le domaine des drones».
Labaly Touré a, lui aussi, sa propre société, Géomatica, créée en juillet 2017, qui emploie aujourd’hui huit personnes. Cet homme jovial au physique de rugbyman accueille Sputnik dans ses locaux à Dakar, mais précise que Géomatica a également des bureaux à Saint-Louis (270 kilomètres au nord de la capitale).
«Je me suis spécialisée dans le domaine des données géospatiales depuis plus de dix ans, et dans les drones depuis sept ans. Le drone me sert à faire la cartographie. J’en ai trois que j’utilise déjà. À un moment, j’ai senti le besoin de faire des choses localement» grâce à la technologie, et de «pouvoir ainsi contribuer à l’innovation de l’Afrique par l’Afrique», explique Labaly Touré à Sputnik.
Même s’ils ne se connaissaient pas il y a un an, ce projet de «Drone made in Sénégal» correspond à un rêve commun: apporter leur contribution à travers ce qu’ils savent faire de mieux en créant un drone et en le mettant au service des populations.
«C’est à travers les réseaux sociaux que nous nous sommes découverts la même passion pour les données géospatiales et les drones», confie Labaly Touré. Chacun avait entendu parler de l’autre par des amis et, «de fil en aiguille, on s’est connus sur Facebook. On a vu qu’on avait la même idée de monter un drone ici au Sénégal. On a alors décidé de mettre nos synergies en commun et de le faire ensemble».
Pour Mamadou Wade Diop, sa première rencontre avec Labaly Touré a été comme une évidence.
«Nous avons échangé un lundi», chacun étant dans sa ville, « puis nous nous sommes vus le lendemain. Il est venu me voir à Mbour, directement depuis Saint-Louis. Après une journée de travail, on a très vite défini nos objectifs», détaille le patron d’Azerty Solutions. «Nous ne sommes pas des amis de longue date, certes, mais nous sommes liés par cette passion commune», martèle-t-il.
Les deux hommes décident alors de financer la construction d’un prototype sur fonds propres, avec l’argent gagné grâce à leurs sociétés respectives. Et même si le budget initial a été «largement dépassé», ils ne regrettent pas leur choix:
«Au départ, le budget estimé pour le prototype tournait autour de 10.000 euros (6,56 millions de francs CFA). Actuellement, il se situe entre 15.000 et 20.000 euros (entre 9,8 millions et 13,2 millions de francs CFA)», précise le patron de Géomatica.
«C’est un projet qui nécessite des ressources financières importantes que l’on n’a pas toujours à disposition. Parfois, on veut commander des pièces, mais on n’a pas assez d’argent, donc, on attend d’en avoir. Il y a aussi les coûts de dédouanement (des pièces commandées à l’étranger). Mais, bon, on dit que la passion n’a pas de prix», lâche Labaly Touré en riant.
Pour Labaly Touré, l’aspect financier, au final, pèse peu face au défi que représente la production locale d’un drone et sa commercialisation. «Techniquement, on est dans de bonnes dispositions pour faire plus que cela, nous avons pas mal d’idées et de capacités pour aller au-delà. (…) Mais on veut d’abord faire pour montrer, on veut commencer par du concret avant de demander de l’aide», insiste-t-il.
Depuis le lancement de leur projet, les deux inventeurs ont reçu l’appui d’un seul homme, un Sénégalais installé en France, dont ils ne dévoilent pas l’identité. Ce mécène suit leurs travaux via leurs comptes de réseaux sociaux. «Il nous a contactés et nous a commandé une pièce qu’il a lui-même payée. C’est un geste qui nous a beaucoup touchés. Personnellement, nous ne l’avons encore jamais vu», précise Labaly Touré.
Selon Mamadou Wade Diop, l’idée n’est pas de concevoir une machine télépilotée pour le simple plaisir de la faire voler, mais bien de fabriquer un drone qui serve les besoins de la population et puisse remplir une mission de service public.
«Faire un drone qui vole, c’est simple: il suffit juste d’assembler les pièces», ce que font déjà certains étudiants de polytechniques, mais «nous, nous voulons faire un drone qui va régler des problématiques, un drone utile», assure «Dr Drone», révélant avoir lui-même monté un «petit drone expérimental» il y a deux ans, avec des pièces commandées à l’étranger et assemblées dans son laboratoire. Cet appareil, qui serait «techniquement le premier « Drone made in Sénégal » à (sa) connaissance», s’est abîmé en mer. «Je ne l’ai jamais retrouvé. J’ai juste gardé la radiocommande», avoue-t-il, hilare.
Un drone de lutte contre le paludisme
À cette fin, le «Drone made in Sénégal» servirait en premier pour la lutte contre le paludisme, endémique le pays. D’après les derniers chiffres disponibles, la malaria «a entraîné 435.000 décès en 2017» sur 219 millions de cas» enregistrés à travers le monde. Pour la même année, «92 % des cas de paludisme et 93 % des décès dus à cette maladie sont survenus» en Afrique subsaharienne, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS).
«Beaucoup de zones avec des eaux stagnantes où se développement les moustiques sont difficiles d’accès à pied ou même en voiture. On a du mal à s’y rendre pour les pulvériser d’insecticide. Notre drone pourrait servir à pulvériser ces zones infestées et, ainsi, permettre de diminuer les cas de paludisme. Pour nous, c’est un projet d’innovation au service de la santé, nous ne pouvons pas rester insensibles à ce fléau qu’est le paludisme», déclare Labaly Touré.
Une autre utilisation immédiate concerne le secteur de l’agriculture, selon Mamadou Wade Diop. Le «Drone made in Sénégal» pourrait répondre à un vrai besoin en servant à l’épandage ou à l’arrosage, dans un pays où, selon les projections 2019 de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), la population atteint plus de 16 millions d’habitants. Or, selon cette agence, «le sous-secteur agricole est le moteur du secteur primaire» au Sénégal et «constitue la source de revenus de la plupart des ménages ruraux».
Si Labaly Touré et Mamadou Wade Diop sont les têtes pensantes du projet, «pour les matériaux locaux, on travaille avec au moins cinq à sept personnes» au Sénégal, rapporte le géomaticien. Des artisans sollicités à Mbour, Dakar ou Saint-Louis pour donner une nouvelle vie à des pièces de récupération ou adapter des composantes.
Selon Mamadou Wade Diop, la plupart des pièces, incluant le moteur -«qui est waterproof (garanti étanche)»-, ont été commandées en Chine, d’après la maquette qu’ils ont élaborée.
«Certaines pièces ont été modifiées ici, pour les adapter à l’appareil», comme les pales, et d’autres créées au Sénégal, comme le couvercle en aluminium sur le moteur, «récupéré d’un réfrigérateur. Nous allons bien le fixer pour assurer une protection supplémentaire au moteur contre les éclaboussures», indique-t-il.
Un drone pour le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest
Une fois que le drone sera opérationnel, ses concepteurs comptent saisir les autorités compétentes pour en certifier les normes de sécurité. Mais ils veulent aussi étendre son envol.
«Le gouvernement, le ministère de la Santé, le Service d’Hygiène, les sapeurs-pompiers, la gendarmerie, l’armée pourront tous être clients potentiels de ce projet. Mais on sait que les problèmes qu’on rencontre au Sénégal existent aussi dans d’autres pays de la sous-région», qui pourraient être prospectés, avance Labaly Touré. «Pour nous, l’idée, c’est de faire un prototype qui marche avec un label « Made in Sénégal » et, ensuite d’attaquer le marché africain, celui de l’Afrique de l’Ouest d’abord, pour le commercialiser à grande échelle», prévoit-il.
Impossible, dans l’immédiat, de donner un prix indicatif pour ce drone, les investissements étant toujours en cours. Mais ses concepteurs ne comptent pas le proposer à un coût onéreux.
Actuellement, Géomatica «utilise trois types de drones. Le moins cher coûte près de 2.000 euros (plus de 1,3 million de francs CFA, plus de 2.200 dollars), mais ça, c’est une utilisation pour la vidéo (…) On a un autre drone qui coûte environ 7.000 euros (près de 4,6 millions de francs CFA, près de 7.800 dollars), qui n’a pas le même usage que celui qu’on est en train de concevoir. Un drone comme le nôtre coûterait plus de 20.000 euros (près de 13,12 millions de francs CFA, près de 22.300 dollars)sur le marché mondial» à ce stade de sa fabrication, estime Labaly Touré. Un tel prix serait exorbitant pour l’objectif visé, assure-t-il: «Nous voulons adapter la technologie aux réalités africaines, sénégalaises et, à moindre coût» en espérant, au passage, la «décomplexer ou la rendre plus accessible».
Les deux geeks ne comptent pas s’arrêter à la production et à la commercialisation de leur aéronef télépiloté. Ils réfléchissent déjà, avec un autre partenaire, à «l’ouverture d’une école sur la formation en maintenance et le pilotage du drone au Sénégal. C’est une chaîne, il faut prendre le système à toutes les étapes, de la conception au pilotage et au traitement qu’on peut faire de toutes les données issues des drones» pour, par exemple, «en faire de l’information qui va servir à la décision pour gérer les espaces», annonce Labaly Touré.
Mamadou Wade Diop, lui, est convaincu que leur pari sera gagnant:
«Nous ne sommes pas en train de perdre notre temps à simplement relever un défi, nous voulons faire un drone qui sera opérationnel, certifié, commercialisé. (…) Nous savons ce sur quoi nous travaillons, nous savons que les gens vont s’y intéresser tôt ou tard», insiste-t-il.
À en croire la presse locale, les autorités sénégalaises pourraient être intéressées par un tel projet. En avril 2019, une délégation du ministère sénégalais de la Santé s’est rendue au Ghana, à l’occasion de «l’inauguration d’un centre de distribution de drone dont la principale fonctionnalité est de livrer des produits médicaux essentiels», dans l’espoir de s’inspirer de cette expérience, a rapporté Social Net Link, une plateforme web sénégalaise d’information technologique.
«La méthode de livraison des produits médicaux par drone est devenue à la mode. Cette forte innovation technologique ne laisse pas indifférent les autorités du Sénégal», elles examinent «comment et dans quelle condition utiliser cette technologie afin améliorer l’offre de services en matière de soins dans les hôpitaux du territoire national et dans les coins les plus reculés du pays», a écrit Social Net Link dans un article publié le 29 avril 2019.