Aminata Sophie Dièye: vie et mort d’une femme de lettres exceptionnelle
La journaliste, romancière et dramaturge sénégalaise Aminata Sophie Dièye, disparue à 42 ans dans la nuit du 17 au 18 février à Dakar, emportée par la maladie, était une personnalité hors du commun. Elle laisse une œuvre faite de chroniques, de nouvelles, d’une pièce de théâtre et deux romans, dont le dernier, autobiographique, est à paraître.
« La terre sépia du Sahel est l’aquarelle animée où je me suis retrouvée à ma naissance ». La première phrase du roman que laisse Aminata Sophie Dièye sous le titre provisoire de L’épitaphe signée Vénus, va prendre une résonnance toute spéciale, pour ses amis et lecteurs qui la découvriront à titre posthume. Les hommages pleuvent à Dakar depuis sa disparition. Sénégalaise, 40 ans, toujours dans le pétrin, tel était le sous-titre des chroniques hebdomadaires qu’elle signait dans le quotidien L’Obs, le plus lu du pays, sous le pseudonyme de Ndèye Takhawalou (jeu de mots sur « mère errante » ou « Ndèye », prénom féminin courant, « errant nulle part »).
Bien des lecteurs n’achetaient L’Obs du samedi que pour la lire, et rire un peu avec elle. Elle livrait au public ses petites tranches de vie, avec plus ou moins de fiction et beaucoup d’autodérision. Lors de la disparition en octobre 2013 de Khady Sylla, cinéaste, elle avait écrit dans une chronique intitulée Seigneur, éblouis mon amie : « Je la savais malade, mais du fait de son enthousiasme face à la vie, un parfum d’éternité flottait autour d’elle. »
Une phrase qui se retourne aujourd’hui pour lui aller comme un gant. A 21 ans, cette « longue liane à la voix fluette », comme la décrit un proche, fille non légitime d’un inspecteur des impôts qui « parcourait le pays en faisant des enfants », disait-elle à ses intimes, avait quitté la maison maternelle de Thiès pour prendre une petite chambre sur l’île de Ngor. A l’époque, elle se nourrissait de biscuits mais souriait à la vie, heureuse de gagner 50 francs CFA par ligne écrite pour Sud Quotidien. Toujours en quête d’elle-même, cet esprit libre savait déjà comment s’y prendre avec sa société, si prompte à formater les femmes pour en faire des épouses et des mères. Questions et jugements glissaient sur elle comme de l’eau sur un poisson magnifique, rieur et impossible à saisir.
Petits et grand rôles
A l’occasion, elle tenait des petits rôles, comme la marchande de journaux dans le dernier film de Djibril Diop Mambéty, La petite vendeuse de soleil (1997). Elle a un moment porté le voile, prenant ses distances avec le monde matériel et la faune noctambule dakaroise pour se rapprocher de la religion et de son auteur préféré, le poète soufi Rûmi – sans jamais cesser d’écrire sur la vie et ses tourments. Son ami poète, Thierno Seydou Sall, avait fait son portrait à l’époque : « Voilée et dévoilée dans son écriture audacieuse (…), elle refuse toute compromission avec la pudeur. L’écriture refuse de se voiler, de se convertir, d’aller à la mosquée, la mémoire exorciste des blessures de l’intérieur parle des fleurs flânées des jardins de l’âme, des hémorragies intérieures trouvant un garrot dans une quête spirituelle quotidienne. »
Quelques années plus tard, elle rayonnait en simple foulard au bras de Lucio Mad, reporter, écrivain et metteur en scène français, auteur du roman policier Dakar en barre (Baleine, Paris, 1997), dans la collection Le Poulpe. Leur rencontre avait fait bien plus que des étincelles. Il avait mis en scène la pièce qu’elle avait écrite, Consulat Zénéral, dans laquelle elle jouait une vieille analphabète en quête d’un visa pour la France. Après une tournée à succès en Afrique, Aminata avait suivi son mari Lucio à Paris, où elle s’était attaquée à son premier roman. La nuit est tombée sur Dakar, publié en 2004 chez Grasset sous le nom de plume Aminata Zaaria, va être porté à l’écran par la cinéaste Angèle Diabang, qui voit dans son amie défunte « une artiste majeure ». Elle résume en ces termes l’intrigue de cette fiction : « C’est l’histoire de deux filles de la région de Thiès qui ne veulent pas devenir la deuxième ou troisième épouse d’un vieux de leur village. A Dakar, elles veulent trouver des Blancs et partir avec eux pour échapper à leur destin. Elles en rencontrent, mais rien ne se passe comme prévu. Elles sont traitées de manière immonde et ne se font pas d’illusions : elles ne sont pas vraiment amoureuses, les Blancs non plus, mais la veille du départ, on leur annonce qu’elles n’iront nulle part. Elles font un passage en prison, tombent dans la prostitution et l’une d’elle se suicide. L’autre doit ramener le corps de son amie au village. Le destin les rattrape… »
« Une orange blanche dans la nuit de ma peau noire »
« J’ai 32 ans et je suis veuve ! » Voilà comment Aminata, en 2005, annonçait la mort de Lucio Mad, emporté à 43 ans par un cancer fulgurant. Elle refusait que l’on s’apitoie sur son sort. Elle avait respecté les dernières volontés de Lucio, l’enroulant dans un drapeau du Sénégal avant ses funérailles. Livrée à elle-même et à son deuil, elle avait fait le choix de rentrer à Dakar quelques temps plus tard. Suivie sur le plan psychiatrique après une première « crise », elle se débattait avec une douleur qui s’était emparée de son âme et de son corps.
Fin septembre, elle publiait dans sa chronique de L’Obs une lettre émouvante, ayant enfin retrouvé l’amour à Dakar. « Avec toi mon amour, j’ai toujours le sourire à fleur de lèvres et une âme prête à s’éclater dans un rire telle une orange blanche enfouie dans la nuit de ma peau noire. (…) Tu as su tenir la main de la femme égarée en moi pour me la ramener sans violence. »
Elle cultivait quelques amitiés fortes, mais aussi ses distances à Dakar, tenant à vivre et écrire en paix, loin des rumeurs et médisances habituelles sur son compte. En décembre, le voyage de son médecin à l’étranger l’a angoissée, explique l’un de ses amis. Elle avait peur d’une rechute – et c’est ce qui lui est arrivé, lorsque deux nouveaux deuils l’ont frappée. Elle continuait d’écrire dans L’Obs, signant vaillamment ses chroniques depuis Dalal Xel, l’hôpital psychiatrique de Thiès. Elle se débattait aussi contre un diabète, celui-là même qui avait emporté sa mère à la fin des années 1990, sans vouloir le reconnaître. Ce diabète, dont elle n’avait parlé à personne et que les médecins n’ont semble-t-il pas décelé, l’a plongée dans le coma le 17 février. Jusqu’au bout, elle a refusé l’aide et la présence de ses amis. Aminata s’est cachée pour mourir, seule et digne.
Rfi.fr