Conseil supérieure de la magistrature : le juge Téliko tacle à tout-va et décrie le pouvoir exorbitant du ministre
L’affectation du magistrat Ngor Diop a fait sortir l’Union des magistrats sénégalais de ses gonds. Depuis toujours, les magistrats sénégalais ont décrié l’immixtion de l’exécutif dans leurs affaires, rien n’y fait, mais cette affaire de leur collègue a suffi pour provoquer la révolte au sein de l’Ums, qui a décidé de changer de procédé dans son combat. Il s’agit désormais, en plus de taper sur la table pour dire non, d’aller en procédure judiciaire contre toute décision jugée illégale. C’est en substance ce que dit le juge Souleymane Teliko, dans un entretien accordé à «Les Échos». Pour cette affaire Ngor Diop et pour toute autre affaire du genre, révèle-t-il, une procédure judiciaire sera enclenchée. En outre, dans cet entretien, le président de l’Ums dénonce la pratique au sein du Conseil supérieur de la magistrature, non sans décrier l’attitude de certains collègues qui font passer comme lettre à la poste toute mesure du ministre de la Justice. Le juge Teliko, qui dévoile les réformes proposées et qui sont en cours, précise que des actions sont aussi prévues, dans le but de garantir l’indépendance de la justice.
Les Echos : Qu’est-ce qui s’est réellement passé sur l’affectation de Ngor Diop ?
Souleymane Téliko : Le Conseil supérieur de la magistrature est l’organe chargé de veiller sur la gestion de la carrière des magistrats ainsi que sur leur discipline. Il se réunit au palais présidentiel, sous la présidence de M le Président de la République. Exceptionnellement, il peut, en cas d’urgence, statuer par la procédure de consultation à domicile. Le 18 mai 2020, il s’est réuni et a statué sur une centaine de mesures d’affectation. Je précise -et vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi je fais cette précision – qu’à l’occasion de cette réunion, le ministre avait annoncé que tous les chefs de juridiction qui avaient fait plus de cinq ans allaient être déplacés.
Finalement, l’application de ce critère de 5 ans s’est faite de manière sélective, puisque certains chefs de juridiction ayant fait plus de cinq ans n’ont pas été affectés.
Le 12 juillet 2020, un projet de consultation à domicile a été présenté aux membres du Csm. Il comportait une dizaine de mesures. Parmi ces mesures, celle concernant Ngor Diop, président du tribunal d’instance de Podor, affecté à la Cour d’appel de Thiès en qualité de conseiller, avait naturellement retenu notre attention pour plusieurs raisons.
D’abord, à l’époque de l’ancien garde des Sceaux, M Ismaël Madior Fall, il avait été retenu que le recours à la procédure de consultation à domicile allait être strictement limité et que dans tous les cas, les nominations à des postes de chef de juridiction devraient se faire par la voie normale. Or, Il s’agissait là d’un poste de chef de juridiction. Ensuite, Ngor Diop, qui avait été nommé à ce poste en novembre 2018, était loin des 5 ans fixés comme durée maximale d’exercice des fonctions de chef de juridiction. Enfin, on venait de sortir d’une réunion du Csm, il y a à peine un mois. Rien, a priori, n’indiquait qu’il y avait urgence à prendre une telle décision.
Pour en savoir davantage, nous avons décidé d’échanger avec le collègue, sans lui révéler l’existence du projet d’affectation. C’est alors qu’il nous a informé de ce qui s’est passé, dans une affaire de dévastation de récolte qu’il a jugée le 9 juin. Après avoir placé le marabout sous mandat de dépôt et fixé la date d’audience, il y a eu de nombreuses interventions en faveur du marabout. Il nous a confié qu’il était conscient que son refus de libérer le marabout avant la date de l’audience n’avait pas plu à certains.
Nanti de toutes ces informations, nous avons attiré l’attention du garde des Sceaux et du Directeur des services judiciaires sur le fait qu’une telle mesure ne devait pas passer par la procédure de consultation à domicile. Nous espérions que, finalement, la mesure allait être retirée. Hélas, grande a été notre surprise d’apprendre, quelque trois semaines plus tard, que finalement le décret d’affectation de M Ngor Diop avait été signé.
Quels enseignements peut-on tirer de cette affaire ?
L’affaire Ngor Diop est pleine d’enseignements. D’abord, elle met à nu ce que nous déplorions jusqu’ici, à savoir l’absence de garanties d’indépendance du juge. En dépit de son statut de président de juridiction, Ngor Diop, qui en principe aurait dû faire cinq ans à son poste, si on s’en tient au critère indiqué par le garde des Sceaux, a été muté au bout de 18 mois à peine. Il s’y ajoute qu’à ce jour, personne ne lui a donné les raisons de son affectation. Tout cela est assez révélateur de la précarité du statut du juge dans notre pays. Ensuite, l’affaire Ngor Diop est révélatrice des insuffisances dans le contrôle que le Csm exerce sur la gestion de la carrière des magistrats. Car, si tous les membres avaient exercé leur devoir de veille, une telle mesure n’aurait jamais été avalisée.
Expliquez-vous !
La procédure de consultation à domicile ne doit être utilisée qu’en cas d’urgence. Le reflexe normal d’un membre du Csm, à qui est présentée une telle proposition d’affectation, doit consister à s’interroger sur le motif qui caractérise l’urgence et à subordonner son avis favorable à la justification de l’urgence. Il ne faut pas perdre de vue que le rôle du Csm est de veiller sur les garanties statutaires des magistrats. Par conséquent, chaque membre devrait exiger de l’autorité qui propose la mesure une justification de l’urgence ou, à défaut, donner un avis défavorable.
Finalement, le problème du Csm n’est-il pas lié à l’attitude de ses membres ?
Non, pas tout à fait. C’est plus complexe que ça. En réalité, il faut distinguer deux situations : d’une part, le contrôle des conditions de mutation du magistrat, cas dans lequel les membres du Csm exercent un certain contrôle et, d’autre part, les choix opérés par le ministre, pour les nominations aux postes de responsabilité, cas dans lequel l’Exécutif dispose d’un pouvoir totalement discrétionnaire. En fait, le système de nomination fait dépendre la carrière du magistrat de la volonté de l’Exécutif.
En quoi ce système, caractérisé par le pouvoir discrétionnaire dans le choix des postes, vous paraît-il mauvais ou inadéquat et que proposez-vous en lieu et place ?
D’abord, parce qu’au vu des principes de l’indépendance, ce système pose problème. La promotion dans la carrière devrait répondre à des critères plus objectifs comme le mérite, la performance, la probité. Le déroulement de la carrière d’un magistrat ne devrait pas dépendre à ce point de la volonté de l’Exécutif. Bien entendu, le président de la République nomme à tous les emplois civils et militaires, mais en amont du processus de nomination, on devrait instaurer un système de transparence et confier au Csm, dans sa formation collégiale, le soin de faire des propositions de nomination sur la base de critères objectifs préalablement définis comme le profil, l’expérience, l’ancienneté, la probité, etc.
Mais le système actuel, qui place le magistrat dans une situation de dépendance, incite davantage à la soumission qu’à l’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. Certes, le ministre a eu le mérite de commencer à appliquer des critères un tant soit peu objectifs, mais tout cela reste tributaire de sa volonté. Il peut décider de consulter telle ou telle personne et dans tous les cas, les avis de ces personnes ne le lient pas. Ensuite, l’absence de critères précis et consensuels cause beaucoup de désagréments aux magistrats. Par exemple, lors de la dernière réunion du Csm, certains magistrats du parquet ont été affectés au siège. Un magistrat du siège a été affecté au parquet. Enfin, le pouvoir discrétionnaire dont dispose le ministre expose le magistrat à des mesures ou des affectations-sanctions. La mesure de Ngor Diop en est une parfaite illustration.
Quelle action l’Ums entend-elle mener pour que de pareilles actions ne se reproduisent plus ?
D’abord, former un recours en annulation contre le décret d’affectation de Monsieur Ngor Diop. D’ailleurs, désormais, pour toute affectation jugée illégale, nous encouragerons les collègues à former systématiquement un recours en annulation. Je tiens aussi à dire qu’au-delà de la personne de Ngor Diop, cette affaire pose en filigrane la problématique de l’indépendance de la justice. Il ne s’agit donc pas, pour nous, de défendre M Ngor Diop.
Il s’agit de défendre les fondamentaux de notre justice et à ce titre, tout le monde devrait se sentir concerné. Tant les magistrats, les avocats que les citoyens. D’abord, les magistrats eux-mêmes, car ce qui est arrivé à Ngor peut arriver à tout le monde. Une injustice faite à une personne étant une menace faite à tous. Ensuite, les avocats, car l’indépendance de la justice est le premier des droits de la défense. Enfin, tous les citoyens, car fragiliser les juges, c’est menacer les libertés. Comme le disait Balzac : «le mépris des juges est le commencement de la dissolution sociale». En un mot, ce combat pour l’indépendance de la justice est l’affaire de tous, car il y va de la stabilité du pays. L’idéal aurait été de procéder au retrait pur et simple de ce décret illégal. A défaut, on usera de tous les voies et moyens pour le faire annuler.
En plus du soutien à cette action en justice, nous allons continuer le plaidoyer en faveur de la mise en œuvre des réformes préconisées par l’ensemble des acteurs de la communauté judiciaire, notamment à travers le comité de concertation. Il s’agit en particulier de : l’encadrement du pouvoir discrétionnaire par la définition de la notion de nécessités de service ; Cela permettrait d’aboutir à un respect scrupuleux du principe de l’inamovibilité. Je précise que dans un pays comme le Togo, aucun magistrat du siège n’est affecté sans avoir été consulté.
Il y a aussi la pratique de l’appel à candidatures pour les fonctions de chefs de juridiction, pour plus de transparence dans la gestion de la carrière des magistrats ; l’uniformisation de l’âge de la retraite pour mettre fin au profond sentiment d’injustice que ressentent les magistrats, du fait de la rupture de l’égalité entre ceux qui partent à la retraite à 65 ans et ceux qui prolongent jusqu’à 68 ans. D’ailleurs, sur cette question, nous avons décidé de saisir les comités de ressort afin qu’ils réfléchissent sur les actions à entreprendre pour mettre fin à cette discrimination au sein d’un même corps.
Alassane DRAME pour Les Echos