Le parrainage, une entrave au «droit de libre participation aux élections» : Ismaïla Madior Fall dépèce l’arrêt de la Cour de la Cedeao
Suite à l’arrêt rendu, avant-hier, par la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), faisant suite à une saisine, en 2018, du parti Union sociale libérale dirigé par l’avocat Abdoulaye Tine, pour soutenir que le parrainage «viole le droit de libre participation aux élections» au Sénégal, la réplique ne s’est pas attendre. Et elle vient d’une voix plus qu’autorisée : Ismaïla Madior Fall, constitutionnaliste de renommée internationale, agrégé de Droit public et Sciences politiques, Professeur titulaire, ancien ministre de la Justice, présentement Ministre d’État auprès du Président de la République. Dans un texte fouillé que Le Soleil publie in extenso et en exclusivité, il démontre que la juridiction sous-régionale s’est tout bonnement plantée, pour parler de manière prosaïque.
Qui peut imaginer que la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’homme se réveille un jour et décide que le parrainage (par les élus comme en France, ou des citoyens comme au Portugal ou en Pologne), porte atteinte à la liberté de participation aux élections et doit être supprimée ?
Inimaginable, bien sûr !
Hé bien c’est ce que la Cour de Justice de la Cedeao, chargée de protéger les droits de l’Homme dans la sous-région, a fait en rendant son arrêt sur le parrainage à l’élection présidentielle au Sénégal. L’analyse du dispositif de l’arrêt révèle, dans l’ensemble, des erreurs de droit et l’abandon total de ce qui fut jusque-là sa jurisprudence sur les questions soulevées par l’affaire. Les erreurs nous paraissent tellement énormes et susceptibles de porter atteinte à la crédibilité et à la légitimité de la Cour que nous pensons vraiment que le Sénégal doit prendre l’initiative de porter une réforme en vue de sauver la Cour pour qu’elle reste l’organe de protection des droits de l’Homme rêvé par les citoyens de l’Afrique de l’Ouest.
I. Dispositif de la décision
La Cour de justice a jugé que la loi sur le parrainage, tout en n’étant pas discriminatoire, de par sa nature, porte atteinte au principe de la libre participation aux élections, et a ordonné à l’État du Sénégal d’éliminer tous les obstacles à la participation aux élections par la suppression de la loi sur le parrainage dans un délai de six (6) mois.
L’arrêt de la Cour de la Cedeao révèle, au regard du protocole qui organise ses compétences et sa jurisprudence, des erreurs qui en vicient la teneur juridique.
II. Première erreur de droit : l’interprétation de sa compétence à connaître de la loi sur le parrainage
La Cour reconnaît habituellement sa compétence lorsqu’il y a une violation des droits de l’Homme dont la preuve est apportée. Elle a toujours insisté sur le fait que «les cas de violation doivent être étayés par des éléments de preuve qui permettent à la Cour de les constater et d’en sanctionner leur violation s’il y a lieu» (Daouda Garba v. Bénin, point 34 ; Konso Kokou Parounam c/Togo, point 31).
La Cour n’accepte que l’examen des cas concrets et non hypothétiques de violation des droits de l’Homme. Ainsi, elle a une tradition jurisprudentielle bien établie et structurée en matière de contrôle de protection des droits de l’Homme. Elle a affirmé, dans de nombreux arrêts, qu’elle a pour compétence d’examiner «des cas concrets de violation des droits de l’Homme» (Dame Hadijatou Koraou c. Niger, N°ECW/CCJ/JUD/06/08 du 27 Octobre 2008, point 60 ; Hissein Habré c. Sénégal, N°ECW/CCJ/JUD/06/10 du 10 novembre 2010, point 51 ; Mary Sunday c/ Nigeria, N°ECW/CCJ/JUD/11/18 du 17 mai 2018 ; Khalifa Sall et autres c/ Etat du Sénégal, N°ECW/CCJ/JUD/17/18 du 29 juin 2018 ; Justice Joseph Wowo c. Gambie, N°ECW/CCJ/JUD/JUD/09 du 27 février 2019).
Or, dans cette affaire du parrainage, la Cour évoque une possible violation des droits de l’Homme, le droit de participation électorale lors des futurs scrutins. Cet argument est juridiquement dénué de fondement parce que la violation du droit invoqué ne doit pas être incertaine, elle doit être réelle et non pas reposer sur des allégations futures. Ce qui n’est pas le cas.
III. Deuxième erreur de droit : la Cour se comporte, contrairement à son texte institutif et à sa jurisprudence, en Cour constitutionnelle juge de la légalité nationale
Cette décision de la Cour concerne une loi constitutionnelle (loi n°2018-14 du 11 mai 2018 modifiant l’article 29 de la Constitution). La loi sur le parrainage a été déjà appliquée par le Conseil constitutionnel du Sénégal dans sa décision N°2/E/2019 du 13 janvier 2019 à propos des candidatures à l’élection présidentielle de 2019. La question de sa régularité est définitivement vidée par le Conseil constitutionnel du Sénégal, seul interprète de la Constitution en l’occurrence. Et ses décisions sont insusceptibles de recours et s’imposent erga omnes. La Cour de la Cedeao a toujours reconnu cet état de droit et de fait en ayant toujours considéré, dans sa jurisprudence antérieure, qu’elle ne peut pas contrôler le droit national des États membres. Elle est chargée de sanctionner la violation des droits de l’Homme par les États membres mais «n’est pas une juridiction de recours ou une Cour de Cassation des décisions des juridictions nationales» (Bakary Sarre et 28 autres contre République du Mali (ECW/CCJ/JUD/03/11) du 17 mars 2011).
Il est donc de jurisprudence constante que la Cour a toujours insisté sur son impossibilité à s’ériger en juge de la légalité nationale. (Cf. Ahmadou H. Sanogo c/Mali, N°ECW/CCJ/JUD/12/16 du 17 mai 2016). Elle refuse de trancher des affaires dont «l’enjeu est l’interprétation de la loi ou de la Constitution des États membres de la Cedeao» (CDP c.Burkina Faso, N°ECW/CCJ/JUG/16/l5 du 13 juillet 2015, point 24).
Pourquoi avoir abandonné cette jurisprudence conforme à son office tel qu’il résulte du protocole le régissant ?
IV. Troisième erreur de droit : la Cour s’est prononcée en opportunité et non en droit
En considérant que la loi n’est pas discriminatoire tout en ordonnant à l’État du Sénégal de lever tous les obstacles à la participation aux élections, notamment la suppression du parrainage, la Cour a statué ultra vires et se contredit. De plus, elle situe sa décision sur le terrain de l’opportunité et non du droit. En effet, le filtrage des candidatures, décision d’opportunité politique imposée par l’augmentation exponentielle du nombre de candidatures à la présidentielle, est une application de la Constitution en matière électorale. La Cour, elle-même, reconnait le principe de l’autonomie constitutionnelle et politique des États, notamment leur latitude d’adopter les lois qu’ils veulent (Cf. Aff. CDP c. Burkina Faso, point 31).
En outre, la Cour a reconnu, dans son arrêt du 13 juillet 2015 (CDP c/État du Burkina), le droit pour l’État d’apporter des restrictions à l’accès au suffrage. Cette position est confirmée dans l’arrêt Karim Meissa Wade c/État du Sénégal N°ECW/CCJ/JUD/13/19 du 04 mars 2019, où le juge estime que «la restriction était légale et nécessaire». C’est dire que les modalités de participation à l’élection relèvent de la compétence des États lorsqu’il s’agit d’introduire des conditions de participation applicables à tous les citoyens. D’ailleurs, la Cour reconnaît elle-même, dans son arrêt, que la loi sur le parrainage n’était pas discriminatoire.
En vérité, la mesure ordonnée par la Cour relève d’un contrôle d’opportunité (jugement de valeur de la décision politique prise par un État dans sa Loi fondamentale). Si on n’arrête pas cette dérive de l’office du juge communautaire sur le champ de l’opportunité, il finira bien par émettre des jugements de valeur sur des options constitutionnelles fondamentales qui ressortissent du noyau dur de la souveraineté des États comme le mode d’élection du Président de la République, des députés et des élus, ou la distribution des pouvoirs entre les autorités de l’État.
Au total, en s’érigeant ainsi en juge suprême de la légalité nationale et en faisant déborder son office sur le terrain de la pure opportunité, la Cour sort de son champ de compétence et de sa politique jurisprudentielle favorable à la protection des droits de l’Homme à partir des conventions internationales liant les États membres et non des textes nationaux comme les Constitutions nationales.
V. Qu’est ce qui explique la multiplication tendancielle des erreurs de droit de la Cour de justice de la Cedeao ?
Les raisons peuvent être diverses, mais une mérite d’être pointée : c’est le manque de cristallisation et de conservation d’une politique jurisprudentielle qui soit à la hauteur de celle qui est attendue d’un juge de ce niveau supranational lié, entre autres, au système de renouvellement intégral de la juridiction tous les quatre ans. En effet, en l’absence de renouvellement partiel de la Cour qui aurait permis de conserver une mémoire et une continuité de la politique jurisprudentielle, la façon dont le droit communautaire est dit va dans tous les sens.
La stabilité d’une Cour repose sur la force persuasive de ses arrêts. Le risque d’être une Cour sans devenir ni avenir est là.
VI. À partir de ce moment qu’est-ce qu’il faut faire ? Boycotter ou attaquer la Cour ainsi que la tendance se dessine ou plutôt (c’est la voie salutaire) la sauver de ses dérives suicidaires ?
À l’évidence, le Sénégal doit sauver le mécanisme original de protection juridictionnelle des droits de l’Homme par la Cour de la Cedeao en montrant, comme il l’a toujours fait, sa bonne foi à l’endroit de l’office de la Cour et en portant, politiquement et diplomatiquement, l’initiative de son indispensable réforme.
Dans certaines parties du continent, l’attitude d’une Cour communautaire sous-régionale a eu à mener à sa dissolution par les États (Afrique australe). Dans la sous-région Cedeao, des États contestent de plus en plus les décisions de la Cour en accordant plutôt la priorité normative à leur juridiction suprême nationale qu’ils considèrent comme le seul organe légitime à dire en dernière instance le droit dans leur pays. D’autres États ont choisi de contester ou d’ignorer le mécanisme de la Cour de la Cedeao à laquelle ils reprochent son manque de réalisme, sa propension à aller en guerre avec les juridictions nationales, sa tendance à se comporter en juridiction suprême des États et les relents politiques de certaines de ses décisions.
Devant ce qui annonce un chaos jurisprudentiel préjudiciable à la sécurité juridique et à la stabilité politique, le Sénégal, État de droit réputé et respecté, qui ne peut pas s’inscrire dans une dynamique de défiance vis-à-vis de la Cour régionale (ce qui est une tendance générale illustrée par le faible taux d’exécution de ses décisions dans les États), devrait montrer la voie en portant, au niveau des instances communautaires, notamment de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement, une réforme de celle-ci, notamment pour clarifier les contours normatifs de son office au regard de l’expérience, revoir le mode de nomination de ses membres dans le sens de privilégier la compétence des juges en droit communautaire, l’allongement du mandat à cinq ou six ans (quatre ans étant trop court) et le renouvellement partiel tous les deux ou trois ans pour permettre à la Cour d’avoir une mémoire de sa politique jurisprudentielle et de devenir une véritable Cour des droits de l’Homme respectée par les ordres juridiques nationaux