Agriculture

Main basse chinoise sur l’arachide sénégalaise : du désordre dans la filière aux soupçons de blanchiment de capitaux

Main basse chinoise sur l’arachide sénégalaise : du désordre dans la filière aux soupçons de blanchiment de capitaux
Des chinois à Kaolack pour acheter des arachides

A l’instar d’autres pays africains où les entreprises chinoises ont fini de « nationaliser » les ressources minières locales au profit des appétits sans frontières de l’Empire, les négociants chinois semblent avoir désormais entre leurs mains le destin de la filière arachidière au Sénégal. Protégés par un protocole d’accord entre les deux gouvernements, ces commerçants dynamiques et durs en business qui arpentent les zones rurales sénégalaises avec des sacs remplis d’argent soulagent certes des milliers de paysans par leurs capacités à payer cash les récoltes qu’ils achètent sur place. Aussi sont-ils accusés à la fois de fragiliser les industries locales, dont l’arachide reste la matière première vitale, et de déstabiliser une filière considérée comme le cœur battant de l’économie sénégalaise. Mais pour la première fois, des acteurs chinois présents au Sénégal révèlent dans cette enquête l’existence de pratiques de blanchiment d’argent auxquelles certains négociants se livreraient en profitant des campagnes annuelles de commercialisation.

Mamadou Alpha Diallo est au bord de la crise de nerfs ou d’une faillite pure et simple. Entre novembre 2020 – début de la campagne de commercialisation de l’arachide au Sénégal – et la première quinzaine du mois de mars 2021, le PDG de l’entreprise « Nahjou-Agro-industrie » n’a pu collecter que 12,4 tonnes de graines. Une quantité dérisoire pour ce propriétaire d’une unité de transformation capable de traiter chaque jour 18 tonnes d’arachides décortiquées à Touba, l’un des centres les plus dynamiques de la commercialisation du produit, à 200 km de la capitale Dakar. Pourtant, le prix-budget que l’opérateur sénégalais proposait aux producteurs (315 FCFA/kg, soit 0,57 $) dépassait le tarif minimum fixé par le gouvernement (250 FCFA/kg, soit 0,45 $). Aujourd’hui, comme les deux années précédentes et comme beaucoup d’autres industriels de la filière, Diallo avoue ne plus avoir les moyens de suivre la cadence inflationniste imposée par les négociants chinois.

« La matière première est juste devant nous, mais nous ne pouvons pas l’avoir. Le négociant chinois offre toujours au moins 10% de plus que ce que nous proposons : si je paie 300 FCFA (0,54 $), il surenchérit systématiquement à 330 FCFA (0,6 $) car il sait qu’on ne pourra pas suivre des enchères sans fin », lâche-t-il dans un soupir désespéré.

Dans son usine de Touba, le chômage technique s’est abattu sur la cinquantaine d’ouvriers qui y travaillaient sous diverses formules contractuelles. Du reste, cette entreprise a été fermée pendant deux ans par manque de matières premières. Le loyer et l’entretien lui coûtaient 5 millions de francs CFA (58 821 $) par an. Impossible pour lui de continuer à supporter de telles pertes financières. Pour lui, la Chine est responsable de tous ses malheurs : elle a fait main basse sur l’arachide du Sénégal.

L’exaspération des industriels et autres acteurs de la filière arachidière vis-à-vis des commerçants chinois est d’ailleurs le principal facteur avancé pour expliquer les deux braquages perpétrés en janvier 2020 contre deux points de collectes de graines d’arachide appartenant à des Chinois à Sanghel, région de Kaolack, cœur du bassin arachidier sénégalais à 190 km de Dakar. Les médias locaux avaient rapporté que les assaillants avaient emporté 20 millions de FCFA (237 000 yuans, 36 000 $ environ). Deux jours plus tard, le président sénégalais Macky Sall condamnait « fermement » cette violence et ordonnait une plus grande protection en faveur des négociants chinois par la police et la gendarmerie. « L’année dernière (ndlr : 2019), si ce n’était pas (la) présence (des Chinois), la situation aurait été catastrophique pour notre pays », avait ajouté le chef de l’Etat. Même s’il n’a pas été démontré que ces attaques visaient à répondre par la violence à la présence chinoise dans la filière, le simple fait qu’elles sont survenues pourrait démontrer qu’il y a une « question chinoise » en lien avec la commercialisation de l’arachide au Sénégal…

« Au moins une centaine d’entreprises ou d’hommes d’affaires chinois dans la filière arachide »

En l’absence de statistiques officielles, le nombre d’entreprises ou d’hommes d’affaires chinois présents dans la filière arachidière est difficile à connaître. L’ambassade de Chine à Dakar n’a pas voulu nous recevoir au cours de cette enquête. Néanmoins, le site ChinaEconomic.com a rapporté en 2017 que plus de 30 entreprises chinoises de transformation d’arachides ont été enregistrées dans des localités comme Kaolack. Mais selon d’autres sources dont une chinoise active dans le secteur, il en existe au moins une centaine à l’échelle du Sénégal dont une douzaine qui enlève chacune plus de 10 000 tonnes à chaque campagne.

Regroupés dans une association appelée « Chinois acheteurs d’arachides au Sénégal », ces commerçants avaient remis en avril 2020 une somme en espèces de 5 millions de francs CFA (environ 9300 dollars US) au gouvernement sénégalais en soutien au Fonds « Force Covid-19 » destiné à soutenir les populations impactées par la pandémie à coronavirus.

Si les commerçants chinois sont devenus des acteurs officiels importants de la filière arachidière au Sénégal, ils le doivent à un protocole d’accord agricole et commercial signé en septembre 2014 entre les deux pays. « Ils ne sont pas descendus du ciel comme par miracle, écrivait Galaye Seck, expert en horticulture ayant effectué plusieurs missions en Chine au service du gouvernement sénégalais et décédé au début de l’année. Ils sont venus répondre à l’appel de l’Etat du Sénégal qui avait peur du retour des bons impayés. »

« Leur arrivée n’est pas un hasard, c’est le résultat d’un long processus qui a démarré vers 2006. En effet, pour autoriser les huiliers sénégalais comme Sonacos (ndlr : l’entreprise publique dédiée à la transformation de l’arachide en huile) à exporter de l’huile brute vers la Chine, le gouvernement chinois avait envoyé des experts pour mieux comprendre le fonctionnement de la filière de l’arachide. C’est ainsi que plusieurs missions techniques chinoises ont séjourné au Sénégal et ont travaillé avec les ministères de l’Agriculture et du Commerce et leurs démembrements. Après, les hommes d’affaires chinois ont commencé à arriver au Sénégal munis d’informations suffisantes et très précises concernant le secteur », renchérit Libasse Diakhaté (*), un ingénieur agricole présent dans la filière depuis plusieurs décennies.

L’objectif visé par les Chinois était de rendre l’arachide locale conforme aux standards mondiaux en termes de qualité en faisant du Sénégal « une origine sûre ». Mais selon Ousmane Ndiaye, président de Asprodeb, une des grandes organisations de producteurs, le protocole de 2014 a plutôt provoqué un effet domino.

« Cet accord a été conclu sans que le gouvernement sénégalais ait eu des concertations préalables avec les acteurs de la filière. Il pénalise les industries locales qui sont incapables de vendre leur huile en Chine, car le produit serait taxé alors que l’arachide non transformée n’est pas taxée. Ainsi, nous exportons du travail vers la Chine au détriment des Sénégalais. Cet accord a favorisé une irruption d’intermédiaires et d’agents commerciaux ne respectant aucune règle et qui ont désorganisé la filière sans que cela profite aux producteurs et à l’économie nationale », s’insurge Ousmane Ndiaye.

En fait, explique Libasse Diakhaté, « pour protéger l’industrie chinoise, Beijing a surtaxé l’huile d’importation et détaxé la graine ! Tous les Chinois installés au Sénégal pour faire du commerce et d’autres activités ont alors utilisé cette filière pour rapatrier leurs avoirs. » Une politique protectionniste qui « facilite l’arrivée des graines sur le territoire chinois afin de préserver les emplois locaux alors que l’huile importée est surtaxée parce qu’elle ne crée pas d’emplois », accuse encore Mamadou Alpha Diallo.

Protocole d’accord entre le Sénégal et la Chine
Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), les exportations d’arachides vers la Chine en 2018 ont représenté 97,2% du total des exportations (hors arachides décortiquées grillées), soit 109 800 tonnes. Mais les exportations d’huile d’arachide du Sénégal vers la Chine n’ont constitué que 35% du total des exportations.

Le protocole sanitaire, renouvelé en 2018, court jusqu’en 2024. Mais le gouvernement sénégalais tarde à répondre aux doléances des industriels locaux en faveur d’un durcissement des conditions d’exportation d’arachides. « La Chine nous donne beaucoup d’argent. En février 2021, elle a expédié 200 000 doses du vaccin Sinopharm à Dakar. Alors, quand elle a besoin de cacahuètes sénégalaises, notre gouvernement peut-il le lui refuser ?», commente, ironique, Mamadou Alpha Diallo.

Cet entrepreneur sénégalais n’est pas un cas isolé dans ses mésaventures. Son histoire est aussi en grande partie celle des 154 petites entreprises membres du Regroupement des acteurs du secteur de l’industrie agroalimentaire de Touba (RASIAAT) qui se disent victimes de la rude concurrence des Chinois.

« Nous sommes des unités de transformation primaire de l’arachide en huile brute, communément appelé ‘’seggal’’. Nous permettons aux industries huilières du pays, vu leur manque d’investissement suffisant en machines de trituration, de faire la transformation nécessaire pour faciliter le raffinage de l’huile brute à leur niveau », explique le PDG de Nahjou-Agro-industrie. « La présence des Chinois est catastrophique pour la grande filière de l’arachide : avec eux, seul le secteur primaire s’enrichit au détriment de toute une chaîne de valeur. Or, la transformation de l’arachide en divers produits comme l’huile reste la vraie valeur ajoutée de la filière. »

Le dynamisme de ces négociants venus de l’Empire du Milieu a bien des avantages. Selon l’ingénieur Diakhaté, par exemple « en cas de surproduction de graines, il devient possible de vendre les surplus dans des conditions techniques et financières maîtrisées ». Par contre, leur donner carte blanche sans contrôle réel de leurs activités provoque « la déstabilisation des industriels locaux sur les prix et les quantités » et la perturbation « durable de la filière si les bonnes graines sont collectées par les Chinois au détriment des semences. »

De manière plus immédiate, les paysans et associations de producteurs se frottent les mains. Pendant longtemps, ils ont été contraints de livrer leurs récoltes et d’attendre plusieurs semaines ou mois avant d’être payés. Avec l’arrivée des négociants chinois, c’est de l’argent cash qu’ils reçoivent sur les lieux de transaction.

Les caisses de l’Etat sénégalais profitent également de la présence chinoise. Selon le ministre de l’Agriculture, Moussa Baldé, la taxe sur les exportations d’arachide, appliquée pour la première fois cette année, a permis de faire entrer entre 8 et 9 milliards de francs CFA (entre 14 et 16 millions $) dans les caisses du Trésor. Les commerçants chinois en sont les principaux payeurs.

Li Mei, une figure de la filière chinoise

En face, les négociants chinois, eux, se frottent les mains grâce à une puissance financière presque illimitée qui leur permet de faire la loi à Touba comme dans la plupart des grands marchés saisonniers de collecte d’arachides, malgré quelques difficultés.

« Les années précédentes, nous expédiions les arachides vers la Chine le 4 ou le 5 décembre, mais cette année, à la fin de janvier, nous en étions seulement au début de l’embarquement », se plaint le marchand chinois Li Mei interrogé par nos soins. Les expéditions ont été bloquées pendant deux mois. Sur fond de crise sanitaire, tous les frais ont fortement augmenté et la chaîne de capitaux était serrée. « La nouvelle politique du gouvernement sénégalais vise un peu les hommes d’affaires chinois, mais nous ne pouvons rien faire, elle tente aussi de protéger les huileries locales », foi du marchand asiatique. À l’autre bout du fil, son ton est calme et imperturbable. Cette nouvelle politique fait peut-être référence, outre l’application de la taxe sur l’exportation, aux mesures de blocage des exportations survenues au cours de la campagne agricole 2020-2021. Ensuite, les négociants chinois ont été obligés cette année de faire leurs chargements d’arachides dans les conteneurs, non pas au Port de Dakar mais à l’intérieur du pays, au niveau des principaux points de collecte. Un travail supplémentaire imprévu dans le calendrier d’activités mais auquel ils se sont pliés. Li Mei en a fait l’expérience.

La quarantaine, originaire de la province du Shandong, Li Mei est responsable des achats à l’étranger pour une entreprise privée d’importation et d’exportation de produits agricoles. Il fait la navette entre la Chine et le Sénégal depuis environ six ans et dit « aimer bien ce pays». Chaque année, il débarque en fin octobre et repart au terme du mois de mai de l’année suivante. Son séjour de six mois correspond à la saison de commercialisation de l’arachide. En 2020, il révèle avoir généré des bénéfices de 20 millions de yuans (1,7 milliard FCFA) pour l’entreprise, un chiffre « extrêmement rentable ».

Avant son arrivée au Sénégal en octobre dernier, ses partenaires locaux l’avaient informé que la production d’arachides était excellente : 1,8 million de tonnes. Le chiffre est officiel certes, cependant il est « absolument erroné » et « loin de la réalité » d’après plusieurs observateurs de la filière. Qu’importe, pour Li Mei, c’est une aubaine qui lui permet de signer de gros contrats avec des huiliers chinois. Cette année, il est venu avec une équipe de 10 personnes pour réaliser « une grande campagne » arachidière, en toute tranquillité. Commerçant pragmatique et expérimenté, fin connaisseur des codes locaux, il est convaincu que dans ce pays, une entreprise étrangère agréée par le gouvernement n’a pas de raison de s’inquiéter.

En Afrique de l’Ouest, le Sénégal est un petit « royaume de l’arachide » avec une population proche de 16 millions d’habitants. Le marché intérieur et les ressources naturelles sont limités, mais sa stabilité et son système politique démocratique en font une destination de choix dans une région pas toujours calme. Sa fonction de « hub » atlantique sur la côte ouest-africaine est un avantage dont il a su tirer profit pour attirer de nombreux investisseurs chinois. En 2005, les deux pays ont rétabli leurs relations diplomatiques après que Dakar a choisi de rompre avec Taiwan. En septembre 2016, la Chine et le Sénégal établissent un partenariat stratégique global. C’est donc naturellement que le Sénégal est devenu le premier pays d’Afrique de l’Ouest à signer le document de coopération « One Belt, One Road » avec la Chine.

Exonérées de taxe douanière, les arachides sénégalaises jugées bon marché attirent des marchands chinois comme Li Mei. Selon les statistiques des douanes chinoises, la Chine a importé environ 323 mille tonnes d’arachides du Sénégal au cours des onze premiers mois de 2020, soit trois fois plus qu’en 2015. Cette année, les autorités sénégalaises font état d’environ 300 mille tonnes collectées et exportées vers la Chine.

Ce gros appétit pour « l’or marron » sénégalais perturbe le marché local. Les négociants chinois offrent en effet des prix plus élevés, les agriculteurs vendent davantage et cash, les recettes en devises du pays provenant des exportations d’arachides sont plus significatives. Revers de la médaille : les principales huileries sénégalaises se retrouvent structurellement confrontées à un déficit de matières premières avec la fuite des (meilleures) graines d’arachides vers l’étranger. De manière fréquente, des reportages sur « les acheteurs chinois qui raflent les arachides au Sénégal » sont publiés dans la presse locale et même étrangère. Li Mei et d’autres, qualifiés de « prédateurs » ou d’«opportunistes», sont accusés de concurrence déloyale. Mais pour l’ambassadeur de Chine au Sénégal, c’est inacceptable. Dans un entretien avec le journal « Le Quotidien » (17 février 2021) et quelques heures avant la réception des 200 mille doses du vaccin Sinopharm, Xiao Han a défendu ses compatriotes :

« Certaines accusations portées contre les acheteurs chinois sont injustes et ne favorisent pas un bon climat de coopération à long terme entre les deux pays. L’achat d’arachide est en lui-même un comportement de marché. Les acteurs chinois effectuent leurs transactions conformément aux principes du marché, aux règles et lois commerciales locales. L’Etat, les grossistes, les exportateurs en ont tous bénéficié. Et surtout les paysans, groupe le plus nombreux et le plus vulnérable, ont obtenu des bénéfices tangibles qui ont amélioré le bien-être de leurs familles. Ce genre de coopération (…) devrait être soutenu et salué plutôt que d’être pris en otage par un certain groupe d’intérêts. »

La presse sénégalaise s’intéresse très souvent à la présence chinoise dans la filière arachide
« Aller là où il faut aller, là où il n’y a pas d’impôt »

Li Mei a investi des millions de yuans pour acheter des terrains et construire une usine à Kaolack. Il emploie plusieurs dizaines d’ouvriers agricoles chaque année pour le traitement et le chargement du produit. Kaolack, connue pour la qualité de son arachide, fait partie des cinq principales zones de production du pays. Des marchands chinois comme lui ne vont que « là où il faut aller, là où il n’y a pas d’impôt ». Par exemple, en Inde, autre grand pays d’arachides, le tarif douanier élevé de 15 % appliqué est dissuasif pour beaucoup de négociants, même si certains y tentent leur chance en faisant de la province du Yunnan une plaque tournante. « Mais c’est de la contrebande », un genre qui n’attire pas Li Mei.

Au début, il se faisait aider par des interprètes. Puis, avec les rudiments de langue acquis, il a préféré se débrouiller par lui-même. Ses méthodes de travail n’ont pas changé : il contacte l’agent chargé de lui acheter les graines, fait les pesées, procède aux paiements. Ensuite, il passe au traitement des produits en veillant à respecter les exigences des douanes chinoises concernant les mesures sanitaires. De la Chine, il a fait venir des machines lourdes. « Les cacahuètes exportées au pays sont de très bonne qualité », se réjouit le négociant.

Lui et ses compatriotes sont en effet impitoyables sur le volet qualité des graines, confirme l’entrepreneur sénégalais Mamadou Alpha Diallo : « Il y a trois ans, les Chinois attendaient leurs chargements à Dakar. Aujourd’hui, ils sont bord-champ à l’intérieur du pays et disposent d’aires de stockage et d’usines de décorticage, à Touba par exemple. Si vous leur proposez un chargement d’arachide décortiquée, ils peuvent rejeter 6 camions sur dix pour cause de mauvaise qualité. »

Février 2021. A la sortie de Kaolack, des camions de 40 tonnes remplis d’arachides sont stationnés sur le bord de la route, attendant la pesée et l’acheminement de leurs chargements vers le port de Dakar. La file de véhicules semble illimitée pour la vue. La route, pas assez large, est à moitié occupée. Mamadou Alpha Diallo a filmé la scène et nous a envoyé la vidéo. « Tous les jours, c’est comme ça ! Tout le pays est comme ça, vous imaginez ? ». Les commerçants chinois comme Li Mei l’indisposent !

Sous son impulsion et celle de divers secteurs de la filière, la vague de défiance contre les hommes d’affaires chinois a pris de l’amplitude. Au cours d’une conférence de presse en février dernier, Diallo a accusé le ministre de l’Agriculture d’inaction et de complicité avec les acheteurs chinois. Cette année, il était prêt à se joindre à un mouvement de protestation devant l’ambassade de Chine à Dakar ou même pour s’opposer à l’approvisionnement des négociants chinois sur les lieux d’achat des graines, mais l’épidémie et le couvre-feu dans différentes parties du pays ont bloqué ces initiatives. Pour l’année prochaine, il projette de se rendre à l’aéroport afin d’empêcher l’entrée des commerçants chinois sur le territoire sénégalais.

Li Mei, agacé mais placide, se fait l’avocat de ses compatriotes, écartant toute responsabilité des siens dans la situation difficile des industries locales : « J’ai l’impression que les commerçants chinois sont dans le viseur du gouvernement. Je peux le comprendre, il doit protéger les huileries du pays. Elles ont du mal à acheter les arachides car les paysans souhaitent vendre leurs produits aux Chinois. Et même s’ils vendent aux usines locales, ils sont obligés d’attendre deux mois avant de récupérer leur argent. Nous, nous proposons de bons prix, mais surtout nous payons en liquide »

Une file de camions de 40 tonnes remplis de graines d’arachides affrétées à la sortie de Kaolack par des négociants chinois. L’empotage est une des nouvelles mesures imposées aux Chinois
Cette année, Li Mei a fait son marché avec les arachides décortiquées au prix de 540 francs CFA (6,35 yuans) fin janvier. Son entreprise a signé des contrats portant sur 30 000 tonnes avec de grandes sociétés chinoises comme « Luhua », « Fulinmen » et « Yihai Kerry Arawana Holdings Co » au prix de 9300 yuans (environ 789 000 FCFA) la tonne. Pour lui, il y a eu certes des coûts supplémentaires à prendre en compte, notamment la suspension temporaire des exportations en décembre 2020. Mais avec la baisse de 40 à 30 francs CFA de la taxe à l’exportation décidée par le gouvernement sénégalais cette année, il ne va pas trop se plaindre. Il va pouvoir engranger des bénéfices de 200 à 300 yuans (17 000 FCFA à 25 500 FCFA) sur chaque tonne envoyée en Chine. D’où l’objectif de collecter un maximum de tonnages aux quatre coins du territoire.

Au moment où la campagne de commercialisation touche à sa fin, la pénurie de graines a tendance à favoriser la hausse des prix. Pour Li Mei, tout s’est déroulé globalement sans heurts et « les habitants sont plutôt amicaux envers nous », parce qu’ils comptent sur « les bénéfices économiques apportés par les Chinois ».

« 40% des Chinois de la filière font du blanchiment d’argent » (Li Mei)

Li Mei, qui appartient à la première catégorie d’acheteurs, dénonce ces « pratiques criminelles » qui seraient l’œuvre de la deuxième catégorie de commerçants venus profiter des avantages que peut offrir la filière de l’arachide au Sénégal. Il a ainsi pointé du doigt « les 40% » des marchands chinois qui, selon lui, font du blanchiment d’argent, sans grande précision de sa part (**). Il décrit leurs pratiques : « Ils créent des sociétés à Hong Kong ou à Singapour, effectuent des transferts, échangent plus tard des devises par l’intermédiaire de changeurs clandestins, et donnent des pourboires aux douanes pour se débrouiller lors des exportations. »

En faisant le bilan de la campagne de commercialisation de l’arachide en fin avril 2021, le ministre sénégalais de l’Agriculture a semblé prendre en charge ce sujet de blanchiment potentiel de capitaux en rappelant une de ses innovations.

« Dans la circulaire (adressée aux négociants chinois), j’ai aussi exigé le rapatriement des devises, ce qui n’était pas le cas avant », a indiqué le Pr Moussa Baldé. Selon Li Mei, les acheteurs chinois se sont réunis une ou plusieurs fois à Dakar pour tenter de former une association afin de définir une ligne de conduite et de comportement, mais ce deuxième groupe s’y est fermement opposé.

Consciente de ces risques et malgré sa fermeté à l’encontre des détracteurs des Chinois, l’ambassade de Chine au Sénégal semble attentive aux incertitudes concernant la pérennité des activités de ses ressortissants dans la filière. Dans « Le Guide 2020 des pays (régionaux) pour la coopération en matière d’investissements sortants – Sénégal », elle sonne l’alerte en ces termes : « Depuis 2015, lorsque l’arachide a commencé à être exportée vers la Chine, un grand nombre d’hommes d’affaires chinois ont essaimé sur le marché sénégalais. Les hausses de prix et la concurrence féroce ont perturbé le marché et réduit les marges bénéficiaires. Il est recommandé aux entreprises concernées de promouvoir la création d’une association d’autorégulation du secteur afin de maintenir le bon ordre dans l’approvisionnement et l’exportation. »

Pendant plusieurs décennies, la production et la consommation d’arachides de la Chine ont connu un rythme de croissance. Mais la consommation a augmenté plus vite que la production. Durant la saison 2014/15, la production intérieure n’a pu répondre à la demande, et les prix des arachides sur le marché international étaient moins élevés. C’est ainsi que compléter l’offre intérieure par des importations est devenu la norme. Les données du rapport de l’USDA (le Département américain de l’Agriculture) montrent qu’en 2019/20, les importations d’arachides de la Chine ont atteint un niveau record avec près de 1,4 million de tonnes. Soit le tiers du commerce mondial d’arachides, les principaux importateurs étant le Sénégal, le Soudan et les États-Unis. Un rapport de l’Institut de recherche sur les produits dérivés de Dongzhi a montré que la production nationale d’arachides en 2019/20 était d’environ 17,52 millions de tonnes alors que la consommation intérieure était de 18,317 millions de tonnes.

Les importations d’arachides en provenance d’Afrique se situent entre 3% et 7% des flux totaux d’arachides qui entrent en Chine. Le Sénégal, troisième plus gros exportateur de ce produit vers la Chine, livre plus de 90% de sa production à ce pays. Ce qui fait de l’arachide un pilier de l’économie nationale avec des impacts directs et indirects sur une population rurale très importante.

Des négociants chinois ici à Kaolack, le cœur du bassin arachidier sénégalais, avec leurs employés ou collaborateurs sénégalais
Vu de Beijing, le concept « gagnant-gagnant » invoqué pour justifier la coopération chinoise avec l’étranger serait en vogue au Sénégal. Mais concrètement, les deux parties ne sont guère sur un pied d’égalité. Le pays « plus faible » se trouve souvent coincé dans une position moins avantageuse, sans beaucoup de choix en termes de négociations. En témoigne le dilemme actuel du Sénégal : les acheteurs chinois affluent certes vers l’industrie de l’arachide en perturbant l’équilibre du marché. Mais s’ils partent un jour, le secteur en serait encore plus dévasté.

« Le risque existe, et il est gros. Il est facile de déséquilibrer une filière comme l’arachide au Sénégal. C’est peut-être même déjà le cas. Si les Chinois arrêtent leurs activités pour des raisons multiples, la reconstruction sera difficile, la remise sur pied des usines le sera encore plus », pronostique Libasse Diakhaté.

Au Sénégal, l’arachide, culture de rente, est cultivée sur environ 1,25 million d’hectares une production moyenne annuelle d’environ 1,5 million de tonnes ces dernières années. Avant l’arrivée des acheteurs chinois, le prix plancher était de 200 francs CFA (2,36 yuans) le kg, rabaissé souvent à 130 francs CFA (1,54 yuan). Sous la pression de ces nouveaux négociants, il a peu à peu glissé vers une moyenne de 300 francs CFA (3,53 yuans). Les arachides décortiquées, elles, dépassent souvent la barre moyenne des 500 francs CFA (5,91 yuans) avec le surplus de travail qu’elles nécessitent pour les producteurs-vendeurs.

La Sonacos, un canard boiteux fragilisé

L’armada financière et logistique des commerçants chinois autour des centres de collecte d’arachide et les quantités de graines exportées en Chine, outre qu’elles affaiblissent les petites unités de transformation, menacent-elles le tissu industriel sénégalais bâti autour de la culture/commercialisation de l’arachide ? Entreprise publique, la Sonacos a comme métier la transformation et la production d’huile, en particulier pour la consommation locale. Mais cet objectif est impossible à atteindre si elle ne parvient pas à collecter suffisamment d’arachides au cours des six mois que dure la campagne de commercialisation.

Privatisée en 2005 et vendue à l’homme d’affaires sénégalo-franco-libanais Abbas Jaber à la tête du consortium « Advens » pour 8 milliards de francs CFA (environ 12 millions d’euros), Sonacos est rebaptisée « Suneor » (‘’Notre or’’ en langue locale wolof). L’opération est fortement contestée dans le monde agricole car c’est un fleuron de l’industrie lourde sénégalaise qui est ainsi victime des politiques libérales imposées par la Banque mondiale. Après dix ans de tâtonnements et d’atermoiements, l’échec de la privatisation est acté. Jaber et Advens déclarent avoir perdu 44 milliards de francs CFA (88 millions $) et cumulé un endettement de 60 milliards de francs CFA (120 millions $) auprès des banques et des fournisseurs. En 2015, l’Etat reprend le « bien national » et lui redonne son nom d’origine « Sonacos ». Jaber a dû être dédommagé car c’est le Sénégal qui lui a demandé de lui céder Suneor, selon lui.

Cette crise qui perdure chez l’huilier national inquiète au sommet de l’Etat. Dans son intervention annuelle de fin d’année, le président Macky Sall a demandé « à la Sonacos et aux autres huiliers de faire des réformes sous peine de disparaître » d’un environnement extrêmement concurrentiel. Cette menace présidentielle fait planer le risque d’une deuxième privatisation de l’entreprise publique même si la perspective n’est pas officiellement à l’ordre du jour.

Canard boiteux du paysage industriel local, la Sonacos n’a pu collecter en 2020 que 28 mille tonnes d’arachides alors que son objectif annoncé était de 150 mille tonnes sur une production officielle de 1,421 millions de tonnes. Pour l’année 2021, elle aurait souhaité disposer de 250 000 tonnes, elle aura finalement ramassé 107 242 tonnes (selon le ministre de l’Agriculture) sur une production officielle de 1.797.486 million de tonnes. C’est cette impuissance à collecter les quantités d’arachides projetées qui la met en danger de disparition ou de faillite. De fait, pour faire tourner ses usines, l’entreprise publique fabrique plusieurs produits dont vinaigre, dentifrice et eau de javel, ce qui lui permet de préserver quelques centaines d’emplois, se désolait sur sa page Facebook Galaye Seck, un ingénieur horticole disparu au début de l’année.

Les autres compagnies de la place connaissent les mêmes difficultés à assurer leur approvisionnement. Selon le quotidien public « Le Soleil », les quatre grandes huileries du pays (Sonacos, Copeol, West African Oil (WAO) et SSII de Kahone), ont acheté 90 mille tonnes d’arachides contre 18 mille tonnes un an auparavant, très loin des centaines de milliers de tonnes prévues. Conséquences : elles ont toutes réduit leurs dépenses et « rationalisé » leur personnel par la suppression de milliers d’emplois. La Copeol, elle, a même cessé ses activités en janvier dernier.

Dans un entretien avec la presse sénégalaise le 29 avril, le ministre de l’Agriculture a, pour sa part, noté que la collecte des huiliers pour cette année représente 13,40% de la collecte totale contre seulement 3% l’année dernière. De taille moindre, le Complexe agro-industriel de Touba (CAIT) n’a pas collecté le moindre kilo d’arachide l’année passée ni cette année, s’émeut l’entrepreneur Diallo. « La plupart des huiliers sont contraints de vendre leurs stocks aux Chinois car ils ne peuvent pas faire de la production avec des quantités aussi faibles. »

Douglas Guerrero, président du West African Oil, a analysé dans le journal « Le Quotidien » les profits à court terme des agriculteurs sénégalais au détriment des huileries locales et leur dépendance excessive à l’égard d’un marché chinois à l’avenir est incertain. « Le conflit commercial entre la Chine et les Usa peut se régler. Cela permettrait aux triturateurs chinois d’acheter de nouveau la surproduction américaine, sans compter la montée en puissance des pays d’Afrique de l’Est qui, eux, gèrent véritablement la filière pour se développer. »

Une critique acerbe contre les méthodes de gestion de la filière arachidière sénégalaise qui présage de sombres perspectives auxquelles l’Etat pourrait être confronté en cas de départ brutal des négociants chinois pour d’autres cieux.

Patron de la coentreprise franco-sénégalaise Copeol, Nicolas Brugvin a souligné dans une interview aux médias locaux que derrière la surenchère des prix de l’arachide locale, se dessinent deux types très différents d’acheteurs chinois. Il y a ceux qui ont signé de gros contrats en Chine et qui font tout pour honorer les commandes afin d’éviter des sanctions. Mais il y a aussi certains opérateurs présents au Sénégal, qui disposent de liquidités en francs CFA qu’ils ne peuvent convertir en devises et qui achètent de l’arachide qu’ils exportent sans pour autant rapatrier les devises. Dans cette optique, ils sont prêts à surenchérir, le résultat économique de l’opération devenant secondaire, a expliqué le businessman français.

Grains d’arachide cultivé au Sénégal
Comment sauver la filière et les industries locales ?

La question centrale qui est posée aujourd’hui est : comment assurer l’exportation des arachides tout en répondant aux besoins des huileries locales ? Une équation épineuse car l’équilibre ne semble pas si facile à obtenir depuis que, le gouvernement sénégalais, en janvier 2010, a libéralisé les exportations d’arachides sans agrément alors que la filière était sous un contrôle strict. Cette mesure a attiré l’appétit de négociants étrangers dont des Chinois et ouvert la porte des difficultés à la Société nationale de commercialisation des oléagineux (Sonacos), entreprise publique dont le rôle est la production et la distribution de l’huile. Aujourd’hui, la Sonacos est contrainte de faire sa mutation.

« La tendance croissante des prix intérieurs de l’arachide par rapport au prix officiel constitue une menace forte sur la survie de l’industrie locale qui n’arrive pas à s’approvisionner en graines d’arachides, notamment la Sonacos et les autres huiliers locaux », constate Michael Faye (*), chercheur sénégalais en économie lors d’une interview qu’il nous a accordée.

L’agroéconomiste Libasse Diakhaté reconnaît aux négociants chinois l’avantage de pouvoir enlever les surplus éventuels de production grâce à leurs moyens financiers. Néanmoins, il alerte contre « la perturbation de la filière si les bonnes graines sont collectées par les Chinois au détriment des semences. »

Ousmane Ndiaye, président de l’Asprodeb, une organisation de producteurs membre de la plus grande plateforme d’organisations paysannes du Sénégal, demande au gouvernement sénégalais de prendre ses responsabilités. « D’abord, l’Etat doit interdire aux commerçants chinois d’acheter des graines d’arachides tant que les besoins des industries locales ne sont pas satisfaites. Ensuite, il faut mettre en place un dispositif d’enregistrement légal des acheteurs étrangers afin de savoir qui entre, qui achète, quoi a été acheté à quel endroit, pour quelles quantités et à quel prix ; ce système permettra aux autorités de faire acquitter à tous les acheteurs étrangers les droits et taxes, mais surtout de faire respecter notre réglementation », propose le président de Asprodeb.

L’option de la préférence nationale, qui consiste à protéger les usines locales en leur donnant une priorité légale sur l’achat des graines est également souhaitée par l’industriel Mamadou Alpha Diallo.

« En gros, nous avons besoin de réformes structurelles qui donnent plus de moyens financiers aux chercheurs dans l’optique d’augmenter déjà les rendements à l’hectare. Les Usa sont 4,45 tonnes, la Chine à 3,8 tonnes, le Nigeria à 1,4 tonnes alors que le Sénégal n’est qu’à 1,1 tonnes d’arachides par hectare, ce qui est insuffisant pour couvrir les frais d’exploitation », s’insurge Diallo.

Pour sortir de la crise permanente, Sonacos, première grande huilerie nationale, entend substituer au système du « carreau-usine » une démarche plus directe en allant au contact des producteurs, prévoit Youssoupha Diallo, le président de son conseil d’administration dans un entretien avec le magazine « Réussir Business ». Cette tradition commerciale vieille de plusieurs décennies oblige les paysans à déposer eux-mêmes leurs productions dans les entrepôts de la société. Pour la plupart d’entre eux, c’est plusieurs dizaines de km à parcourir avec des moyens de déplacement souvent précaires dans les zones rurales. Sur place, ils reçoivent des « bons à payer » qui les contraignent à attendre plusieurs semaines ou mois avant de voir la couleur de leur argent. Le « carreau-usine » est ainsi décrié comme « un système dénué de sens, archaïque et gabégique ». Si la Sonacos le supprime, elle mettrait en concurrence directe des agents de l’Etat et des négociants chinois ! Mais cela ne suffira pas, loin de là.

Une vue de l’usine de la Sonacos à Dakar (photo JA)
« Une première approche est de mettre à niveau l’outil de production des industries locales pour le rapprocher des normes chinoises. Ce qui requiert des investissements lourds, suggère l’économiste Michael Faye. Ce mécanisme permet de faire baisser le coût de production de l’huile brute, et par ricochet de dégager une marge qui permet aux industriels locaux de s’aligner sur les prix du marché. Il est établi que les graines exportées par les Chinois sont transformées en huile brute. Donc, s’ils proposent des prix plus élevés que le prix qui semble équilibrer le coût de production de l’huile brute locale, on peut en déduire que le Chinois va amortir le coût d’acquisition des graines par un coût de production de l’huile brute plus faible que l’industriel sénégalais. »

Avec le COCOBOD, le Ghana a mis en place une autorité de régulation pour la filière cacao qui pourrait inspirer le Sénégal en ce qui concerne la filière arachide, suggère Michael Faye. « Cocoa Board est le principal acheteur de la production de cacao et c’est lui qui agrée des sociétés d’achats auprès des agriculteurs. En contrepartie, ces sociétés respectent le prix fixé. »

Entre les sociétés agréées, la compétition est ouverte mais surveillée. « La concurrence se joue sur l’introduction du bonus. Il s’agit, entre autres, de l’engagement social des acheteurs avec les communautés d’agriculteurs, la fourniture de services sociaux de base, des intrants agricoles subventionnés ou donnés à crédit, la distribution de prime annuelle aux agriculteurs selon la quantité vendue à la société d’achats agréée… », explique Faye.

Ce schéma de management suppose toutefois que les huileries locales « s’impliquent en amont dans la production en contractualisant avec les producteurs compte tenu de leurs objectifs de collecte pour éviter la concurrence avec les exportateurs », précise l’économiste-chercheur.

La présence chinoise dans la filière arachidière est devenue une question très politique au Sénégal. Elle est au cœur des débats budgétaires sur l’agriculture à l’assemblée nationale où le terme « envahissement » est souvent utilisé. En novembre dernier, le député Mamadou Lamine Diallo, chef d’un parti d’opposition, a appelé le gouvernement à annoncer le prix du kilogramme d’arachide a priori, c’est-à-dire bien avant les récoltes. « C’est une erreur coloniale de fixer (ce) prix après récolte (…) sinon nous allons tourner en rond. »

La plupart comme le parlementaire et économiste Diallo dénoncent l’accord agricole de 2014 avec la Chine. « Il ne profite pas au Sénégal. Les Chinois n’ont pas subventionné les intrants, ils attendent la fin de la récolte pour tirer profit de notre arachide au détriment de la Sonacos. Cela doit cesser », s’indigne la députée Juliette Zenga.

Ces préoccupations rejoignent celles formulées par l’économiste Michael Faye favorable, lui aussi, à une révision du protocole d’accord agricole.

« Il est crucial de tenir compte des intérêts de l’industrie locale, voir dans quelle mesure négocier avec la Chine des conditions d’accès de l’huile brute à la place des graines d’arachides. Ce processus de remplacement doit être un objectif de politique économique soutenu par l’Etat. Il s’agit d’accompagner l’industrie locale pour un objectif de transformation locale de la production d’arachide sur un horizon précis », préconise Faye.

Pour le Sénégal, tout (ou presque) va bien

Selon le ministre de l’Agriculture, les choses ne se passent pas aussi mal que semblent le dire les chroniques médiatiques autour de l’arachide. Pour cette campagne agricole achevée en avril 2021, 518 mille 763 tonnes de graines ont été exportées en 92 jours d’activités dont environ 300 mille tonnes par les négociants chinois. Cela a rapporté une manne financière de 155 milliards de francs CFA (plus de 281 millions de dollars) aux 41 sociétés d’exportations qui étaient engagées dans la campagne.

En sus, les huiliers ont acheté 96 mille 690 tonnes d’arachide pour une valeur de 30 milliards de francs CFA (environ 55 millions de dollars), mais beaucoup d’entre eux n’ont pu prendre part à la campagne de cette année.

Accusé de favoriser les commerçants chinois afin de respecter les engagements du gouvernement sénégalais auprès de la Chine, Moussa Baldé a rejeté cette accusation. Selon lui, l’arrivée des négociants chinois a haussé l’arachide « à un prix jamais imaginé » par les paysans sénégalais. Quels que puissent être les difficultés et risques liés à l’activité de ces Chinois, « il y a un million de producteurs qui sont contents. »

Si l’Etat est satisfait, il n’en est pas de même des experts que nous avons interrogés au cours de cette enquête. Pour l’agroéconomiste Mbaye Sylla Khouma (voir son interview par ailleurs), il est urgent de régler les questions que pose l’irruption organisée des Chinois dans une filière vitale pour l’économie sénégalaise.

« Il n’y a qu’en Afrique qu’on voit des étrangers parcourir les zones rurales avec leurs sacs d’argent pour acheter des produits agricoles sans aucun contrôle de qui que ce soit. Qui peut imaginer voir nos importateurs circuler dans les plaines indiennes ou thaïlandaises pour acheter directement du riz aux paysans de ces pays ? C’est un scénario inimaginable car ces pays sont organisés. »

Encadré 1 : Entretien avec Mbaye Sylla Khouma (agroéconomiste)

« Il est temps de mettre de l’ordre dans la commercialisation de l’arachide »

Economiste mais aussi agronome, Mbaye Sylla Khouma connaît bien la chaîne de valeur structurée autour de l’arachide. La révolution dans le management est inévitable pour préserver l’outil industriel qu’est la Sonacos, dit-il.

1).Que faire pour sauver la SONACOS, première victime potentielle en cas de pénurie d’arachides ?

Il faut que l’Etat sénégalais ait une approche keynésienne à l’endroit de notre fleuron agro industriel. Pour cela, il faudra une restructuration en profondeur et un changement du management pour mettre de véritables capitaines d’industrie à la tête de l’entreprise si nous voulons attirer des capitaux privés des banques et d’autres partenaires. Les banques pourraient rechigner à mettre leur argent avec l’actuelle équipe à la tête de l’entreprise. On a tendance à l’oublier, mais l’une des parties les plus importantes d’un business plan, c’est la présentation de l’équipe à la tête du business. Pour la SONACOS, il s’agit d’organiser la reconversion et la rentabilisation de 4 sites industriels en les spécialisant.

Pour ma part, je crois que le site de Kaolack doit concentrer l’activité arachidière, car maintenant avec le Pont sur la Transgambienne, les productions des régions de Kolda et Sédhiou (au sud-est du pays) peuvent arriver sur Kaolack sans encombre. Kaolack devrait avoir une vocation exportatrice. Diourbel, de par sa position par rapport au Ferlo et au Fouta (au nord du pays), pourrait se concentrer sur l’aliment du bétail en retravaillant le tourteau venant de Kaolack et d’autres produits entrant dans la production des aliments du bétail. Le site de Ziguinchor devrait être entièrement dédié à la transformation des productions de l’Agropole Sud avec un focus sur l’anacarde. D’après certains ingénieurs de la SONACOS, le site de Dakar pourrait être focus sur le raffinage des huiles végétales pour la consommation locale.

Cependant ces pistes de réflexion devraient être validées par des études de faisabilité, technique, économique et financière. Ensuite il faudra lever plusieurs dizaines de milliards pour moderniser les outils de production.

2). Comment gérer la participation des Chinois dans la filière arachide ?

Je crois que dans chaque pays la commercialisation de quelque produit que ce soit doit obéir à une organisation et des circuits formels pour savoir: qui achète quoi, à qui, quelle quantité et à quel prix? Il n’y a qu’en Afrique qu’on voit des étrangers parcourir les zones rurales avec leurs sacs d’argent pour acheter des produits agricoles sans aucun contrôle de qui que ce soit.

Qui peut imaginer voir nos importateurs circuler dans les plaines indiennes ou thaïlandaises pour acheter directement du riz aux paysans de ces pays? C’est un scénario inimaginable car ces pays sont organisés.

Donc la première chose qu’il faudra faire c’est d’organiser la commercialisation pour qu’elle ne puisse pas être une jungle. Faudra-t-il ramener les coopératives? Je ne sais pas mais il faudra une organisation pour que les paysans ne soient plus à la merci des spéculateurs chinois. Ceci est valable aussi pour la filière anacarde. Il faut mettre de l’ordre dans la commercialisation.

3). La filière elle-même, quelle gestion lui appliquer ?

La production mondiale d’arachide est de 44 millions de tonnes avec la chine (16 millions) et l’Inde (6 millions) qui pèsent à elles deux pour 50% de l’offre mondiale. En Afrique, le Sénégal est 3ème producteur derrière le Nigéria (plus de 3 millions) et le Soudan (environ 2 millions).

Je ne suis pas de ceux qui pensent que nous devrions tuer la culture arachidière. Chaque pays possède une spéculation agricole autour de laquelle est organisée son agro-industrie. Pour certains, c’est le café, d’autres le cacao, le palmier à huile, l’hévéa… Pour nous, c’est l’arachide avec laquelle les ingénieurs en industrie alimentaire disent pouvoir faire plus de 20 produits industriels.

Il nous appartient donc de revoir les faiblesses de la chaîne de valeur et surtout les maillons qui ont été détruits pour cause de politisation outrancière de la gestion de la filière. A mon avis, nous devrions viser une production de plus de 3 millions de tonnes en mettant l’accent sur la recherche agricole, pour des variétés à haut rendement, des programmes d’amendements des sols pour pouvoir, comme la Chine, atteindre des rendements de 3T/ha.

Pour cela, nous savons techniquement ce qu’il faut faire, il nous faut juste nous départir de la politique et réunir tous les acteurs pour un programme de relance qui ne se fera pas sur 2 ou 3 ans, mais peut-être sur 5 voire 10 ans. Mais après on aura du solide. Peut-être qu’en passant, il faudra récupérer les ICS des Indiens car si l’Inde réalise des rendements de 2T/ha, les ICS n’y sont pas étrangères (1).

(1) Les Industries chimiques du Sénégal (ICS) sont l’une des plus grandes entreprises du Sénégal et troisième producteur d’engrais phosphatés en Afrique.

Encadré 2 : Biographies des intervenants

Mbaye Sylla KHOUMA

Senior Private Sector & Economic Development Consultant.
Agro-économiste

Mamadou Alpha Diallo

PDG de Nahju Agro-industrie une société de transformation de l’arachide en huile et tourteaux implantée à Touba (centre du Sénégal). Membre de Rasiaat (Regroupement des acteurs du secteur industrie agro-alimentaire de Touba). Après 14 ans en Europe entre la France et l’Italie dansl’industrie de transformation et le transport logistique, retour au Sénégal en 2014 pour « contribuer à la sécurité alimentaire surtout en huile ».

Ousmane Ndiaye

Président de l’Association sénégalaise pour la promotion du développement à la base (ASPRODEB), un regroupement de producteurs très actifs dans le monde rural, en particulier dans la commercialisation de l’arachide.

(*) Libasse Diakhaté, Michael Faye et Li Mei sont des pseudonymes d’acteurs et d’experts qui ont souhaité conserver leur anonymat.

Le premier est tenu par l’obligation de réserve qui pèse sur tous les fonctionnaires; le deuxième nous a dit ne pas avoir eu l’aval de son supérieur hiérarchique pour nous parler. Quant au Chinois, il ne veut pas être reconnu par son nom car il signe beaucoup de papiers en tant qu’acteur en relation avec les autorités sénégalaises.

1 franc Cfa = 0.012 yuan ; 1 yuan = 85 francs Cfa

(**) Pour rester focus sur l’enquête, nous n’avons pas cherché à vérifier les propos de Li Mei sur les allégations de blanchiment de capitaux auquel se livreraient certains négociants chinois. Mais cela reste une possibilité d’investigation pour donner une suite au dossier Arachide en lien avec les Chinois.

(*) Momar DIENG
Journaliste freelance. Sénégal.
Directeur du site www.impact.sn
Ancien directeur de publication du quotidien « Tribune ».
Ex rédacteur en chef et directeur de la rédaction du quotidien « Enquête ».
Membre de CENOZO et ICIJ
www.impact.sn

Cette enquête transnationale a été réalisée avec une consœur chinoise grâce à l’appui de Money Trail.

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