Les confessions inédites d’Harriet Elam-Thomas : l’ancienne ambassadrice des États-Unis à Dakar « balance » sur le Sénégal et sur ses dirigeants
Quand une diplomate américaine, qui a été en poste à Dakar pendant plusieurs années, parle de notre pays, il y a beaucoup de chance que des choses très intéressantes soient révélées. Ex chef de la mission diplomatique américaine au Sénégal, son Excellence Harriet Elam-Thomas a évoqué son parcours de diplomate, qui l’a conduite aux quatre coins du monde. Et quand elle parle du Sénégal, la diplomate évoque des histoires inédites, jusque-là inconnues du grand public.
C’est dans une interview d’il y a quelques années, mais qui n’a été publiée que vendredi 2 novembre dernier par une revue diplomatique américaine, que l’ancienne ambassadrice des États-Unis au Sénégal s’est confiée sur son parcours de diplomate, riche de plusieurs d’années. Un parcours où le Sénégal occupe une place de choix. Et pour cause, notre pays est cher au cœur de l’auteur de «Diversifier la diplomatie : mon voyage de Roxbury à Dakar».
Son amour pour le pays de la Téranga, elle le doit sans doute aux nombreuses fois qu’elle y a séjourné. En effet, cette diplomate a effectué sa première visite à l’étranger en tant qu’officier du service extérieur au Sénégal, le même pays où elle a terminé sa carrière. Elam-Thomas a d’abord occupé le poste d’assistante chargé des affaires culturelles, de mi-1975 à 1977, avant de revenir au Sénégal en tant qu’ambassadeur de 2000 à 2002.
« JE CROIS QUE CET ÉTAT D’ESPRIT DE DÉPENDANCE N’ÉTAIT PAS SAIN POUR UN PAYS QUI A OBTENU SON INDÉPENDANCE DE LA FRANCE EN 1960»
Dans ses confessions, l’Ambassadrice note comment elle a été surprise d’entendre l’ex Président du Sénégal, Abdoulaye Wade, lui demander son avis sur un discours qu’il avait prononcé quelques heures avant. Et même si elle reconnait qu’un tel fait n’est pas un évènement isolé, dans une relation inhabituellement étroite entre cet ambassadeur américain et un chef d’État africain, la diplomate confie avoir utilisé son héritage afro-américain et sa féminité pour être la plus directe possible avec le Président Wade.
«Mon prédécesseur et successeur immédiat où les deux anciens volontaires du Corps de la paix. Tous deux parlaient le wolof et connaissaient probablement le Sénégal mieux que moi. Cependant, je doute qu’ils se seraient sentis à l’aise de dire à Wade: ‘’Vous ne voulez pas que les Européens pensent que vous ne pouvez pas diriger ce pays’’. Je ne sais pas où ni quand j’ai eu le courage de faire cette déclaration. J’ai continué à lui offrir des conseils non sollicités dans la même conversation avec cette observation : ‘’Vous ne voulez pas qu’ils pensent que vous avez toujours besoin d’un document’’», confie son Excellence Harriet Elam-Thomas, qui révèle que dans la plupart de leur réunions d’alors, Wade a insisté sur l’aide qu’il recevait de la France ou du Japon pour demander ce que les États-Unis pourraient faire pour son pays.
«De mon point de vue, cet état d’esprit de dépendance n’était pas sain pour un pays qui a obtenu son indépendance de la France en 1960. L’objectif mondial de l’Usaid est de mettre en place des programmes durables qui, après un délai convenu d’un commun accord, sont gérés par les pays hôtes. Cependant, si presque tous les aspects de votre vie reposaient sur l’influence et l’aide de l’ancien pouvoir colonial pendant des décennies, il pourrait être difficile de changer cet état d’esprit. J’ai décidé, en tant que femme afro-américaine, que je serais très honnête avec lui», dit-elle.
« À MA GRANDE SURPRISE … LE PRÉSIDENT WADE M’A APPELÉE POUR ME DEMANDER : COMMENT S’EST PASSÉ LE DISCOURS ? »
Poursuivant, elle indique durant son séjour en tant que chef de mission à Dakar, elle rencontrait Wade au moins une fois par mois. «Wade était un nouveau président et les États-Unis voulaient certainement avoir une relation positive», laisse-t-elle entendre, notant que l’ex chef d’État a souvent professé un désir de commerce, pas d’aide, mais, en réalité, il a veillé à ce que l’aide soit fournie lors de leur réunions.
« Sa position énergique en faveur de la réparation de l’esclavage lors de la Conférence sur la race de Durban, en 2001 et sa déclaration publique dérogeant aux élections factices de Mugabe, n’avaient pas la cote auprès de ses collègues. Quand j’ai entendu le discours de Wade à la télévision sénégalaise, j’ai dit à mon mari : ‘’C’est incroyable, il a tous les arguments dont nous avons parlé’’. À ma grande surprise, quelques minutes avant 23 heures, le soir suivant son discours à Durban, le président Wade m’a appelé pour me demander : ‘’Comment s’est passé le discours ?’’. J’ai répondu que les États-Unis étaient extrêmement satisfaits. C’était la première de trois fois au cours de mon séjour que j’ai reçu un appel du président du Sénégal », explique l’ancienne diplomate.
«LES FRANÇAIS RESPECTAIENT PLUS HOUPHOUËT-BOIGNY… LES IVOIRIENS ÉTAIENT PLUS FRANÇAIS QUE LES FRANÇAIS»
Évoquant la barrière linguistique, notamment lors de son premier séjour au Sénégal (1975-1977), l’ancienne ambassadrice a fait une révélation et pas des moindres. « Excitée par la perspective de mon retour au Sénégal [elle y était venue en 1968, ndlr], j’ai été sobre quand on m’a dit que je serais notamment tuteur en anglais du Président Léopold Sédar Senghor. L’Ambassadrice Frances Cook venait de quitter Dakar en tant qu’attachée culturelle et elle était la tutrice du Président Senghor. Même si peu de défis m’ont effrayée, l’idée d’enseigner l’anglais à un chef d’État l’a fait», raconte la diplomate, qui précise qu’elle a été remplacée à ce «poste» de tuteur du Président. «J’étais tellement soulagée», souffle-t-elle.
Ayant servi en Côte d’Ivoire entre 1977 et 1979, Harriet Elam-Thomas s’est livrée à une comparaison entre ces deux pays. Et à l’en croire, les Ivoiriens étaient beaucoup plus «toubabs» que les Sénégalais.
«Je parlais déjà français et Abidjan était un poste de suivi naturel. À l’époque, Abidjan était considérée comme l’un des meilleurs postes d’Afrique. Les États-Unis y avaient des intérêts significatifs, car l’économie était plus diversifiée que celle du Sénégal. Abidjan avait un conseiller commercial. Les Ivoiriens étaient des hommes d’affaires avisés. Parfois, je pensais qu’ils étaient plus Français que les Français. J’ai trouvé curieux qu’à 40 degrés, ils soient souvent vêtus de trois pièces. Ils ne portaient pas les vêtements traditionnels aussi souvent que les Sénégalais. Leurs personnalités étaient beaucoup plus complexes et je les trouvais plus difficiles à lire que les Sénégalais».
Sur les relations entre la France et ses deux plus puissantes anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest, l’ex diplomate révèle que Paris respectait plus Abidjan que Dakar. «L’Université d’Abidjan était très bien aménagée. Les Français ont lourdement investi en Côte d’Ivoire pour bénéficier d’une économie diversifiée. Le Président ivoirien Houphouët-Boigny était alors un médecin et non un homme politique. Contrairement à Léopold Senghor, il n’était ni un poète ni un intellectuel. Les Français respectaient plus Houphouët-Boigny. La diversité des origines de la population ivoirienne explique peut-être pourquoi elle semble s’attacher davantage au français que le Sénégalais», tente-t-elle de comprendre.
Sidy Djimby NDAO-Les Échos