[Tribune] Contre l’interdiction de rapatrier les sénégalais morts du Covid-19 – Par Khar Ndiaye
Les morts ne sont pas morts.
Ce refrain d’un célèbre poème écrit par le Sénégalais Birago Diop, résume de manière lapidaire la conception que certains pays africains se font des défunts.
L’expression n’affirme pas que les morts soient encore vivants mais la formule est richement évocatrice dans le sens où elle met en jeu le lien que les vivants doivent entretenir avec les morts. Cette relation se traduit souvent par une forme de rituels et pratiques qui diffèrent selon les cultures et au sein d’une même culture selon les religions. Pour la plupart des Sénégalais, musulmans, catholiques ou animistes, la mort est le début d’une nouvelle vie. On parle, à ce titre, de la vie après la mort.
Ce que nous voulons surtout mettre en exergue, c’est l’idée selon laquelle, chaque société a une manière particulière de célébrer ses morts. Cette remarque est nécessaire, en ce sens qu’elle rappelle aux vivants les règles de la tradition et les rites propitiatoires qui accompagnent le défunt jusqu’ à sa dernière demeure.
Cette préoccupation d’honorer nos défunts nous amène aujourd’hui à questionner le soubassement éthique de la décision du gouvernement sénégalais consistant à ne pas rapatrier les sénégalais morts du Covid-19. En réalité, cette décision m’a plongée dans une grosse inquiétude et a également suscité chez certains sénégalais de l’extérieur un sentiment d’angoisse et de désespoir.
En effet, mon amie Rougui, étudiante aussi à Paris, éprouve le même sentiment, car comme nous le savons tous, le Coronavirus n’épargne personne. C’est pourquoi, en tant que croyante, Rougui me dit avec sa voix à peine audible au téléphone « je me demande même si l’âme d’une personne enterrée sans le respect des rites funéraires pourra reposer en paix dans l’univers de Dieu ».
Il existe d’autres Sénégalais qui se sont, comme moi et Rougui, indignés face à la décision de l’Etat. Ils se sont réunis autour d’un collectif pour contester cette décision qui, selon eux, ne repose sur aucun fondement légitime. Le collectif pour le rapatriement des corps Sénégalais décédés à l’étranger (CRS) a mené des enquêtes auprès du Haut Conseil de la Santé publique en leur demandant s’il était possible de rapatrier les sénégalais morts du Covid-19.
Ce dernier a répondu :
C’est toujours possible et le protocole n’est pas si différent de celui en cours. La préparation du corps, la mise en bière etc., s’effectue dans le pays où la personne est décédée.
Les pays destinataires des corps n’ont finalement que la mise en terre à faire, c’est-à-dire que le corps est mis dans un sac étanche, puis un cercueil qui est scellé. Donc s’il y a des opérations risquées, c’est finalement supporté au niveau du pays où la personne est décédée. Le Sénégal ne fait qu’accueillir les cercueils. Il n’y a aucun risque encouru par les personnes qui vont enterrer les corps.
Eu égard à cette réponse, je ne peux m’empêcher de me demander si l’Etat du Sénégal n’est pas dans une logique d’abandonner la diaspora. Notre État a-t-il pensé aux familles éplorées avant de prendre une telle décision ? Existe-t-il réellement un risque de contamination lorsqu’on rapatrie les corps ? Si oui, quel est le niveau du risque ?
Si ces questions se posent et s’imposent à moi, c’est parce que le souhait de tout sénégalais est d’être enterré auprès des siens. Partant de ce fait, la déclaration des ministres des Affaires étrangères et de la santé devrait être accompagnée par des preuves scientifiques et médicales qui prouveraient le risque de contamination une fois ces corps rapatriés. Cette décision soulève, de notre part, des questions à la fois juridiques et éthiques.
Sur le plan du droit, quelle serait la position des juristes ? D’après l’article premier du code sénégalais de la famille qui porte sur la durée de la personnalité juridique : « la personnalité commence à la naissance et cesse au décès. ».
Autrement dit, pour être sujet de droit, il faut l’existence ou la continuité de la vie humaine. L’article 571 du code de la famille qui porte sur les successions de droit (musulman) dispose que : « les dispositions du présent titre s’appliquent aux successions des personnes qui, de leur vivant, ont, expressément ou par leur comportement indiscutable, manifesté leur volonté de voir leur héritage dévolu selon les règles du droit musulman ».
Nous remarquons qu’à travers cet article que le droit n’abandonne pas la personne morte car il accompagne et protège la volonté de celle-ci sur sa manière de répartir son héritage. Nous pouvons dire qu’il n’y a certes pas manque de possibilité de protéger la volonté de la personne allant dans le sens du respect du corps et de son lieu d’enterrement, mais la législation n’est pas allée dans ce sens.
Pour autant, sans avoir la prétention de faire un travail de juriste, je peux dire sans risque de me tromper que le droit ne peut répondre à cette demande en raison de son caractère insuffisant et parcellaire. C’est pourquoi il est toujours nécessaire d’associer le droit avec d’autres formes de discours qui lui apportent un supplément d’âme comme les formes de réflexion normative avancées par les éthiciens et les philosophes.
Au cœur du nouvel humanisme qui se déploie actuellement dans nos sociétés, l’éthique apparaît comme partiellement indépendante du droit ; elle se donne même comme tâche de critiquer le droit à partir de nouvelles normativités appelées à compléter le discours juridique sans prétendre se substituer à lui.
Dans ce contexte, l’éthique s’affirme dans l’acte. Elle ne donne pas de réponse visant l’universel, c’est-à-dire elle ne forme pas de principes impératifs comme la morale, au contraire, elle met en question la condition morale d’une action, d’un comportement ou d’une décision.
Si je me suis un peu étalée sur le sens de l’éthique, c’est pour trouver un moyen théoriquement valable qui peut me permettre de rappeler au gouvernement du Sénégal que la dignité d’une personne doit être gardée même après sa mort. Envisagée dans ce sens, l’éthique voudrait bien que l’on respecte la mémoire des sénégalais morts du Covid-19 à l’étranger, mais aussi les familles éplorées afin qu’elles conservent les liens nécessaires qui les unissent avec leur défunt. Sans cette condition, certaines familles ne pourront pas honorer la mémoire de leurs défunts.
Nous pensons que leur mémoire est à honorer. Ce qui est plus dramatique dans cette situation, c’est qu’en Europe, par exemple, l’enterrement est coûteux. De ce fait, je me demande si l’Etat du Sénégal aura la bonne volonté de payer la location ou les taxes, car au cas contraire, le corps du défunt sera exhumé et réduit en cendre. Pour éviter une telle situation, nous exigeons le rapatriement des sénégalais morts du Covid-19.
Je vais conclure en rappelant que l’Etat du Sénégal doit revoir sa décision qui va à l’encontre de la dignité humaine. Il est nécessaire de protéger les sénégalais de cette maladie, mais aussi il est très important de fonder certaines décisions sur l’éthique, et c’est pour nous en ce sens et en ce sens seulement que l’on pourra vaincre cette pandémie.
Khar Ndiaye
Etudiante en Philosophie/ Parcours : Ethiques, Norme et Savoir à l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne
Khar11163@gmail.com