Démocratie

« Les gens vont se radicaliser » : le Sénégal et les limites de la contestation

des manifestants dans les rues de Dakar après l'interpellation de l'opposant Ousmane Sonko en Mars 2021 au Sénégal - Manifestation
des manifestants dans les rues de Dakar après l'interpellation de l'opposant Ousmane Sonko en Mars 2021 au Sénégal

Le Sénégal a une riche histoire de mouvements sociaux, mais ils ont jusqu’ici fait plus pour résoudre les conflits politiques que pour ouvrir de nouveaux horizons.

Les mouvements radicaux du Sénégal ont forcé le changement à plusieurs reprises dans l’histoire du pays. En 1968, par exemple, les grèves étudiantes ont fait boule de neige en un soulèvement national de masse qui a forcé le président Léopold Senghor à faire appel au soutien militaire français pour réprimer les manifestations. En 2000, des mobilisations populaires étayent un changement de pouvoir pacifique dans les urnes. Et en 2012, le mouvement imaginatif Y’en a marre a amené les jeunes dans la rue et dans l’isoloir pour inaugurer une autre transition capitale.

Dix ans après cette dernière victoire, qui a porté Macky Sall au pouvoir, le président est profondément impopulaire. Et, pour la première fois au Sénégal, la coalition au pouvoir n’a pas de majorité absolue après que les électeurs ont puni le gouvernement lors des élections législatives de juillet 2022.

Leo Zeilig, rédacteur à la ROAPE, a parlé à Ndongo Samba Sylla de la situation au Sénégal, de la place des mouvements sociaux aujourd’hui, et de la figure d’Ousmane Sonko qui a galvanisé de nombreux soutiens de l’opposition. Sylla est responsable de la recherche et des programmes pour la Fondation Rosa Luxembourg et éditrice et auteur de plusieurs livres dont The Fair Trade Scandal .

Pouvez-vous nous parler des mouvements sociaux au Sénégal et de leurs relations avec les partis politiques ?

Dans le volume que j’ai édité sur les mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest , j’ai identifié cinq grandes logiques de contestation : libérale (campagnes de défense des droits des minorités) ; corporatiste (par exemple certaines des campagnes menées par les syndicats, les étudiants) ; prolétarien (par exemple les campagnes ouvrières contre la vie chère ou l’accaparement des terres) ; républicain (par exemple campagnes pour la responsabilité publique, respect de la constitution) ; et transversal (combinant différents éléments de ce qui précède).

Au Sénégal, comme souvent en Afrique de l’Ouest, les campagnes républicaines mobilisent le plus grand nombre et recueillent le soutien le plus large. Généralement lors de ces campagnes, les mouvements sociaux et les gens ordinaires offrent leur soutien aux partis d’opposition. Ni l’un ni l’autre ne partage nécessairement l’agenda politique ou l’idéologie des partis d’opposition, mais ils acceptent une alliance au nom du bien commun. Cela a souvent été le cas au Sénégal. Par exemple, le mouvement Y’en a Marre , qui incarnait le visage de la contestation contre le président de l’époque Abdoulaye Wade en 2011-12, a contribué indirectement à son remplacement aux urnes par Macky Sall en 2012. Aujourd’hui, cependant, ce mouvement connaît une relation difficile avec le régime de Sall.

Les Sénégalais ont toujours été activement impliqués dans les grands moments de la vie nationale. Ils ont agi comme un frein démocratique aux dérives despotiques de Senghor à Sall et ont facilité deux transferts pacifiques du pouvoir politique, en 2000 et 2012. Il ne faut cependant pas être trop idéaliste. Selon moi, les mouvements sociaux ne sont pas assez radicaux dans leurs revendications.

La récurrence cyclique des enjeux qui provoquent des mobilisations populaires (par exemple le « troisième mandat » présidentiel) démontre cette absence de radicalité. Cela montre qu’aucune solution durable – une qui a frappé à la racine du problème – n’a été trouvée à un problème qui a provoqué les campagnes précédentes. Les mouvements sociaux fonctionnent aussi souvent en mode « réformiste », améliorant un système dysfonctionnel plutôt que de jeter les bases d’une politique démocratique alternative. Tout en reconnaissant les limites des partis politiques, ils remettent rarement en cause le système électoral qui sous-tend le pouvoir de ces partis. En échouant à contester le droit de gouverner des partis politiques dominants, les mouvements cèdent l’initiative politique. Une fois au pouvoir, les anciens partis d’opposition ne sont pas obligés de mettre en œuvre les réformes prônées par les mouvements sociaux.

Alors que les mouvements sociaux du Sénégal jouent un rôle important en tant que régulateurs politiques, dans la pratique, ils ont fait plus pour résoudre les conflits au sein de l’oligarchie politique qu’ouvrir de nouveaux horizons pour une véritable politique démocratique. Cependant, compte tenu des inégalités et des souffrances liées au modèle sénégalais de croissance sans développement, on peut s’attendre à ce que les gens se radicalisent dans leurs revendications. C’est particulièrement vrai des revendications économiques, comme l’accès à un emploi décent, que les politiciens continuent d’ignorer.

La figure de l’opposition Ousmane Sonko a largement parlé de transformation populaire. Jusqu’à quel point devrions-nous prendre son projet de développement national au sérieux ?
Ces dernières années, Sonko est devenu le phénomène de la politique sénégalaise. L’ancien inspecteur des impôts et de la propriété s’est fait connaître du grand public comme lanceur d’alerte sur les questions de transparence financière. Il est devenu député en 2017 et est arrivé troisième aux élections présidentielles de 2019 avec 15 %. Il a ensuite pris de l’élan politique et s’est imposé comme le leader de l’opposition sénégalaise. Après s’être initialement présenté comme un pragmatique qui transcende les clivages idéologiques habituels, Sonko a progressivement développé ses références panafricanistes et donné une orientation plus à gauche à son discours politique.

Une allégation de viol toujours pendante devant la justice sénégalaise a été le prétexte saisi par le régime actuel pour l’éliminer de la politique. Mais cette tentative a échoué lorsque Sonko a appelé ses partisans à résister à la tyrannie. Sur fond de frustrations diverses suscitées par les mesures prises pour lutter contre le Covid-19, les jeunes ont répondu par une mobilisation nationale massive sur cinq jours en mars 2021 . La situation est devenue incontrôlable, exigeant une solution politique au-delà de la capacité d’une force de police débordée. Sall a rompu son silence et a relâché Sonko pour tenter de ramener le calme.

Depuis, la popularité de Sonko n’a cessé de croître, notamment auprès des jeunes et des membres de la diaspora. Ils croient en son projet d’engager le Sénégal sur la voie de la transparence, du bon gouvernement et d’un développement fondé sur la reconquête des instruments de souveraineté, dont la monnaie.

Sonko est ainsi le champion de tous ceux qui aspirent à un Sénégal plus autonome par rapport à la France, y compris certains partis et mouvements de gauche. Pour ses partisans, il représente l’espoir de construire un nouveau Sénégal qui pourrait étendre son exemple au reste du continent. Pour ses adversaires les plus farouches, notamment les tenants de l’ordre néocolonial, il est la plus grande menace à laquelle ils ont été confrontés.

Les tensions semblent devoir rester vives d’ici l’élection présidentielle de février 2024. Sall refuse toujours de dire s’il a l’intention de se présenter, bien qu’il en soit maintenant à son deuxième et en principe dernier mandat.

PAR NDONGO SAMBA SYLLA & LÉO ZEILIG

Cet article est un extrait édité de l’ interview complète sur ROAPE.net, traduit par Maggie Sumner.

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